Isabelle de France, princesse de l’humilité
Dans la famille de saint Louis, je demande la sœur. Née en 1225, Isabelle, unique fille de Louis VIII et de Blanche de Castille, est donc la sœur de Louis IX, de onze ans son aîné. Selon sa biographe, Agnès d’Harcourt, la jeune fille mène une existence singulière au sein de la cour. Elle refuse les projets de mariage, notamment avec le fils de l’empereur d’Allemagne, en dépit de la lettre que lui adresse le pape pour l’inciter à accepter cette alliance. Elle vit en laïque consacrée, visite les malades et préfère rester dans sa chambre à étudier l’Écriture Sainte plutôt que se mêler aux jeux des épouses de ses frères. Cultivée, elle est capable de corriger une lettre en latin écrite par son chapelain en son nom. Têtue, elle résiste aussi bien à sa mère, qui voudrait qu’elle se nourrisse mieux, qu’au roi qui aurait bien aimé qu’elle lui donne un bonnet cousu de ses mains — bonnet qu’elle réserve à une pauvre femme.
Le projet franciscain
Les années 1250 marquent un tournant dans la vie de la princesse. Le pape lui écrit à plusieurs reprises. Il admire son « louable désir de virginité » et la presse de prononcer un « vœu » sur ce point. Il lui accorde des confesseurs franciscains (1254). Guibert de Tournai, lui-même franciscain, lui écrit un traité de vie spirituelle et l’encourage à adopter l’état religieux. Mais Isabelle a un autre projet en tête. Alors que les fils de saint François exercent une influence de plus en plus forte sur le roi et sa cour, la princesse entend fonder une abbaye de sœurs franciscaines. Dès 1255, des agents royaux achètent des terrains à l’ouest de Paris, aux abords de l’actuel bois de Boulogne, au lieudit Longchamp. Avec l’aide d’une équipe de théologiens franciscains, dont saint Bonaventure en personne, elle entreprend d’écrire une règle pour les futures moniales.
Louis IX pose la première pierre du monastère et, en juin 1260, les premières sœurs, venues de Reims, investissent les lieux. Mais Isabelle est insatisfaite de la règle, et par l’intermédiaire de Louis IX, elle en obtient du pape Urbain IV une version modifiée (1263). Isabelle souhaitait en effet donner à ce texte un caractère plus explicitement franciscain et elle tenait par-dessus tout à ce que les moniales portent le nom de « sœurs mineures encloses » — en référence aux « frères mineurs ». Par ailleurs, elle choisit d’appeler sa fondation « Humilité-de-Notre-Dame ». Elle expliquera ce nom ainsi : « Je n’ai jamais entendu parler de personne qui l’ait pris. Je m’en étonne, car il me semble qu’on a laissé le nom le plus digne par lequel Notre Seigneur a choisi Notre Dame pour être sa mère.
Isabelle ne fera jamais profession dans sa propre fondation, mais jusqu’à sa mort, dans la nuit du 22 au 23 février 1270, elle habitera une petite résidence dans l’enceinte du monastère. Enterrée dans le chœur des moniales, Isabelle bénéficie aussitôt d’un culte, et c’est dans ce contexte qu’Agnès d’Harcourt, troisième abbesse de Longchamp, rédige sa biographie et compile ses miracles. Finalement, pour répondre aux désirs des pèlerins, on déplace le tombeau et on le place à cheval sur le chœur des moniales et la partie de l’église réservée aux séculiers, afin que les unes et les autres puissent y avoir accès. Mais dans la sainteté également, Isabelle l’inclassable est restée dans l’ombre de son frère, puisque seul Louis IX a été canonisé.
Sœurs Mineures ou Clarisses ?
Grâce aux réseaux aristocratiques, la règle d’Isabelle a connu un certain succès, et plusieurs monastères féminins l’ont adoptée : en France, Provins, Saint-Marcel (à Paris), Le Moncel, Nogent-l’Artaud, La Guiche (près de Blois), et plus tardivement, Reims. En Angleterre, Aldgate (Londres) et Waterbeach (près de Cambridge). En Italie, Saint-Sylvestre in Capite à Rome suit la règle d’Isabelle dès 1285. Il s’est ainsi formé un groupe bien spécifique de monastères de sœurs franciscaines — et non pas « clarisses ». En effet, la voie franciscaine féminine prônée par Isabelle diffère de celle de Claire. Alors que Claire défend un idéal de pauvreté absolue, Isabelle insiste sur l’humilité — d’où les noms qu’elle donne à ses sœurs (« sœurs mineures ») et à sa fondation. « Si grande par la lignée, elle demeura vraiment très humble », pouvait-on lire sur son tombeau.
Au Moyen Âge, il existe donc une différence assez nette entre ces deux ordres religieux féminins et franciscains. Si les monastères du groupe de Longchamp disposent de la règle que leur a octroyée Urbain IV en 1263, la situation des Clarisses est plus complexe : Saint-Damien continue d’observer la forme de vie écrite par Claire et approuvée en 1253, tandis que la plupart des autres monastères suivent la règle que leur a donnée Urbain IV, également en 1263 — quelques mois après celle accordée à Isabelle, mais assez différente de celle-ci. Pour le commun des mortels, ces subtiles différences sont difficiles à saisir d’autant que les conditions matérielles d’existence de ces deux groupes de monastères sont assez proches. Dans les deux cas, les moniales ont à leur service des sœurs converses et elles possèdent des biens assez importants. Bientôt, on ne fera plus la différence entre les filles de sainte Claire et celles de la bienheureuse Isabelle : elles seront toutes appelées « Clarisses urbanistes » ou « Urbanistes », du nom du pape qui leur a donné leur règle. Ainsi, au XVIIe ou XVIIIe siècle, il est régulièrement question des « Clarisses de Longchamp » — ce qui, en rigueur de termes, est inexact. Désormais, on fait la distinction entre toutes ces urbanistes et les moniales qui, par le biais de sainte Colette, ont redécouvert la règle de Claire et son exigence de pauvreté, à savoir les « Colettines », les Clarisses de l’Ave Maria et les Capucines.
Aujourd’hui, Longchamp n’est plus un monastère mais une célèbre marque de maroquinerie. Raison de plus pour faire mémoire de la bienheureuse Isabelle qui appartient au petit cercle de femmes ayant écrit une règle destinée à régir la vie d’autres femmes. Transgression majeure au Moyen Âge.
Pour en savoir davantage :
J. Dalarun et alii, Isabelle de France, sœur de saint Louis. Une princesse mineure, Paris, éditions franciscaines, 2014.