2019 : L’année du sultan
Tout au long de cette année 2019, la famille franciscaine n’a cessé de commémorer le huitième centenaire de la rencontre pacifique entre François d’Assise et le sultan al-Malik al-Kâmil en 1219, à Damiette. Des colloques, des célébrations, des pèlerinages ont été organisés à travers le monde entier, souvent en collaboration avec des musulmans. En juillet, à Brasilia, dans l’auditorium de l’Institut Saint-Bonaventure, des frères mineurs ont dialogué avec des intellectuels musulmans, dont Amara Chandoul, docteur en sciences islamiques à Tunis et brillant mathématicien au Brésil. Toutes ces rencontres ont procédé à des relectures de l’évènement de Damiette, dans l’esprit de dialogue que l’Église catholique cherche aujourd’hui à promouvoir. Ainsi, à Brasilia, le père Elio Rojas, frère mineur conventuel de la province Rio de la Plata de Saint-Antoine de Padoue en Argentine et Uruguay, a soutenu que « l’objectif du père séraphique saint François n’avait jamais été de convertir le sultan, mais simplement de parvenir avec lui à un partage mystique ». Une interprétation tendance, mais on peut voir les choses autrement. François, sans faire de prosélytisme, comme on dit aujourd’hui, a sans doute témoigné de sa foi auprès du sultan, et aspiré à ce que celui-ci rencontre le Christ.
Une autre rencontre entre frères mineurs et musulmans, au titre insolite I datteri di Maria, les dattiers de Marie, s’est tenue le 13 mai (anniversaire des apparitions de Fatima) à l’université franciscaine de Rome, l’Antonianum, avec la collaboration de l’Académie mariale internationale, de la Coreis (communauté religieuse islamique italienne) et de l’ambassade d’Irak près le Saint-Siège. Marie représente un point de rencontre fondamental dans le dialogue islamo-chrétien. C’est l’une des femmes les plus vénérées par les musulmans, et ceux-ci fréquentent certains lieux de culte mariaux — de même qu’ils viennent prier dans des églises dédiées à saint Antoine, comme à Istanbul. Au-delà de l’islam, il semble que Marie rencontre un intérêt grandissant dans le judaïsme, et même dans l’hindouisme et le bouddhisme. De quoi nous faire réfléchir et nous réjouir comme catholiques.
Le titre de la rencontre s’explique par deux belles traditions musulmanes concernant Marie. Selon la première, lors de la Nativité du Seigneur, les dattiers entourant la grotte de Bethléem auraient porté de très beaux fruits, alors que ce n’était pas la saison. Quant à la seconde, elle indique que Marie aurait récolté ces superbes dattes en secouant simplement les arbres avec ses mains, ce qui aurait normalement nécessité la force d’un homme. Comme l’a fait remarquer l’ambassadeur d’Irak, c’est avec des dattes que les musulmans commencent à rompre le jeûne les soirs de Ramadan.
François et le Sultan : fécondité d’une rencontre ?
Organisé au Centre Sèvres (Paris) par l’École franciscaine de Paris et le service des relations avec les musulmans de la Conférence des évêques de France, ce colloque a réuni les 25 et 26 octobre, une large palette d’historiens (médiévistes, modernistes et contemporanéistes), et de témoins de la présence franciscaine en terre d’Islam. Du contenu très riche des contributions, retenons quelques pépites. Le frère Jean-Baptiste Auberger, comparant les différentes sources qui évoquent la rencontre de Damiette, en conclut que la Chronique d’Ernoul est probablement celle qui reste la plus proche de l’évènement. François et son compagnon y demandent l’autorisation au cardinal Pélage, légat pontifical à la croisade, d’aller « prêcher au sultan » et ce dernier leur déclare « qu’ils peuvent bien y aller s’ils veulent, mais que ce ne sera pas avec son congé ». Le chroniqueur rapporte également qu’en les quittant, le sultan, qui n’est pas devenu chrétien, souhaite leur faire de riches présents, mais eux refusent « parce qu’ils ne pouvaient avoir l’âme du sultan pour le Seigneur Dieu, et qu’il était plus cher à leurs yeux d’avoir son âme pour le Seigneur Dieu que tout ce qu’il avait de précieux ». En revanche, les deux frères acceptent que le sultan leur donne à manger pour le retour. Tout cela cadre assez bien avec ce que nous savons par ailleurs du sultan al-Kâmil et des Franciscains.
Camille Rouxpetel et Bernard Heyberger ont mis en évidence les liens très complexes que les franciscains de Terre sainte entretiennent tant avec les musulmans qu’avec les chrétiens orientaux, tout au long du Moyen Âge et à l’époque moderne. Enfin, Stéphane Surdour et Françoise Jacquin ont rappelé la mémoire de deux grandes figures franciscaines du dialogue islamo-chrétien : le frère Jean-Mohammed Abd-el-Jalil (†1979), franciscain marocain venu de l’islam, et Louis Massignon (†1962), tertiaire et islamologue réputé. Tous deux ont développé dans les années 1930 une « Ligue de prière du vendredi pour la conversion des musulmans », le vendredi étant un jour hautement signifiant dans les deux religions. Avec audace, ils ont aussi réinterprété les stigmates de l’Alverne comme une « réparation surnaturelle » à l’échec de Damiette, et « aux négations que Mahomet avait enseigné au sujet de l’Incarnation et de la Passion de Notre Seigneur ».
La Statue du Caire
Une année jubilaire, c’est aussi l’occasion de redécouvertes. En 1919, l’évènement de Damiette n’a pas été commémoré, et on comprend aisément pourquoi : à cette époque, le dialogue interreligieux n’a pas sa place dans la théologie chrétienne. On ne sait pas alors comment interpréter une telle rencontre qui n’a donné lieu ni à un martyre ni à une conversion. Pourtant il existe une exception à cette absence de commémoration. Une statue de François a été érigée au Caire devant l’église Saint-Joseph des franciscains. Cette œuvre en bronze du sculpteur Arnoldo Zocchi (quatre mètres de haut) est inaugurée le 23 novembre 1919 en présence d’un légat pontifical. Toujours en place, la statue montre François bénissant l’Orient. Sur le socle, quatre scènes : François et le cardinal Pélage ; François bénissant Jérusalem ; François et l’armée des croisés ; enfin François et le sultan.
Dans le contexte actuel d’exacerbation des oppositions religieuses, nous ne pouvons pas nous dispenser de garder en mémoire cette rencontre fraternelle entre le sultan d’Égypte et le petit pauvre d’Assise.