Corse : Saint-François de Pino a gagné au Loto !
« De la friche franciscaine à la reconversion en espace pluridisciplinaire » : voici comment la Fondation du Patrimoine présente le projet de réhabilitation du couvent Saint-François de Pino, dans le Cap Corse. Passons sur l’expression « friche franciscaine », à la fois un peu méprisante et contestable — le couvent est certes à l’abandon, mais son gros-œuvre est intact — pour pointer l’idéologie qui se cache derrière ces propos : le caractère franciscain du monument appartient à un passé révolu tandis que son avenir réside dans la « pluridisciplinarité ». Ah, ce mot fétiche de la modernité ! Parmi les projets, la commune, propriétaire du bâtiment, souhaite y abriter le siège du Parc Marin du Cap Corse et des Agriates. Penseront-ils à saint Antoine et à sa prédication aux poissons ? Souhaitons qu’au moins, dans un beau coin du couvent, on puisse faire mémoire avec exactitude de l’histoire du lieu, une histoire qui montre un profond et continuel attachement de la population pour l’édifice et sa communauté franciscaine.
Dès la fin du XVe siècle
« L’autorisation ayant été obtenue du Pontife suprême l’an du Seigneur 1486, sa construction fut entreprise, et achevée ». L’annaliste franciscain François de Gonzague, qui écrit en 1587, n’en dit pas plus sur l’histoire du couvent de Pino. Et de fait, nous connaissons très mal les premiers siècles de son existence. Tout juste peut-on ajouter que les bâtiments actuels datent du XVIIe siècle et que le couvent a souvent servi de refuge aux populations soumises aux pillages. Nos connaissances se font plus précises à partir de la Révolution. Celle-ci, on le sait, décide la suppression des ordres religieux, mais lorsque les décrets de 1792 parviennent dans le Cap Corse, les habitants de Pino décident de protéger les Frères et de leur donner asile dans leurs propres maisons. Une fois l’orage passé, les Franciscains peuvent réintégrer leur couvent. D’abord en gardant la bure franciscaine, puis en prenant la soutane des prêtres séculiers, car les religieux (hommes) restent hors-la-loi en France. Ce n’est pourtant pas faute aux Corses de se mobiliser : en 1818, une pétition signée par 158 maires, curés et juges de paix demande le rétablissement des Frères dans l’Île de Beauté, « pour les employer à l’éducation de la jeunesse, à l’instruction des peuples, à la prédication et pour entretenir les peuples dans la stricte morale ». Le maire et le curé de Pino, comme tous ceux du Cap Corse, figurent parmi les signataires. Mais le gouvernement reste inflexible, et un dernier franciscain meurt à Pino en 1835. Il faut attendre le milieu du siècle et une certaine évolution des mentalités en France, avec Lacordaire et le retour des Dominicains, pour que tous les notables de Pino, y compris maire et curé, reprennent l’offensive. À leur demande, en 1854, un frère italien, Syrus de Vicopelago, vient prêcher le Carême, et au moment de s’en retourner, celui-ci apprend qu’il est nommé gardien du couvent par le père Anselme Martinelli, venu de Toscane pour restaurer l’ordre de saint François en Corse. La vie franciscaine reprend à Pino comme dans plusieurs anciens couvents (Marcasso, Niolo, Alesani), mais les menaces d’expulsion resurgissent en 1880. Là encore, tout ce que Pino compte de notables pétitionne pour « garder les Frères ». C’est un nouveau répit accordé au couvent. En 1902, la communauté compte une dizaine de religieux, dont le père Augustin Giustiniani, futur évêque auxiliaire d’Ajaccio, ainsi que plusieurs étudiants en théologie. Malheureusement, l’année suivante, les lois anticongréganistes entraînent l’expulsion des franciscains, lesquels trouvent refuge à Levanto, en Ligurie.
Un collège séraphique
1938. Les religieux sont revenus en Corse, le couvent de Pino ouvre à nouveau et le frère Pierre-Baptiste Polverelli en est nommé gardien. Pour ce dernier c’est un retour aux sources, car en 1902, il y résidait déjà, en qualité d’étudiant en théologie. Mais peut-on oublier ce coin de paradis ?
La vie franciscaine reprend, mais les temps ont changé, et les Frères commencent dès cette époque à ressentir les effets d’une sérieuse crise des vocations. Les supérieurs envisagent diverses solutions pour pallier la diminution des effectifs : réduire le nombre des couvents et demander de l’aide à des religieux « du continent ». Déjà, depuis 1931, la Corse a perdu son statut de « province franciscaine », elle n’est plus qu’un « commissariat ». En 1950, le ministre général écrit au père Jean Albertini, commissaire provincial : « le manque absolu de recrutement menace de compromettre l’avenir du franciscanisme en Corse. Pour remédier au manque de personnel dans les couvents, on fera appel aux provinces Saint-Joseph de Belgique et Saint-Antoine de Venise ».
Les Frères corses ne s’avouent pas vaincus, et en 1951, à Pino, ils ouvrent un collège séraphique, c’est-à-dire un petit-séminaire franciscain. En octobre, la première rentrée s’effectue avec seize élèves et trois « vocations tardives », un Corse et deux Italiens. Cette même année, la Corse retrouve son titre de province. Les Frères ne ménagent pas leurs efforts en faveur du collège séraphique, leur « réelle espérance » : la rentrée de 1955 est qualifiée « d’excellente », avec trente élèves, et on espère atteindre les cinquante l’année suivante. Dans le même temps on construit de nouveaux bâtiments, et on s’emploie déjà à réhabiliter les anciens. Au début des années soixante, l’avocat et homme politique, Jean-Baptiste Biaggi, et le producteur Jacques Franchi sollicitent Bruno Coquatrix pour organiser à l’Olympia, un premier Festival de la Chanson Corse dont la recette irait à la réfection du couvent de Pino. Bruno Coquatrix, enthousiaste, offre gracieusement la prestigieuse salle. La soirée a lieu en mars 1963, et sur la scène de l’Olympia (oui, oui !) apparaît le provincial franciscain, Jean Albertini.
Mais en Corse comme ailleurs, la sécularisation continue son lent travail de sape. Au milieu des années soixante, le collège est fermé, et après le chapitre provincial de septembre 1968, l’insubmersible père Albertini réside seul au couvent de Pino. Aujourd’hui, il n’y a plus ni province, ni collège séraphique, ni même aucun frère mineur français en Corse. L’histoire est triste, mais c’est l’histoire. Seul, comme un phare dans les ténèbres, le couvent des Capucins de Bastia tient bon.
Notre gratitude à Stéphane Bern d’avoir choisi Pino, et d’avoir rappelé à tous, y compris aux insulaires, le lien indissoluble entre saint François et la Corse.