Traduire pour évangéliser
Il y a un an, fin avril 2017, nous quittait Jacqueline Gréal. Pendant plusieurs dizaines d’années, elle fut bibliothécaire au service des Franciscains de Paris. Parmi ses principaux mérites, « frère Jacqueline » n’a eu de cesse de traduire en français quantité de textes en langues étrangères. Pour faire mémoire de son action, évoquons le travail de tous ces frères mineurs qui, pour être missionnaires, ont d’abord été des traducteurs.
À la Pentecôte, les apôtres furent remplis de l’Esprit Saint et « se mirent à parler en d’autres langues ». Stupéfaction générale : « Parthes, Mèdes et Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce […] tous, nous les entendons parler dans nos langues des merveilles de Dieu » (Actes, 2). Pour leur entrée en scène, les apôtres sont avantagés : ils ne connaissent pas la barrière de la langue. Mais le miracle reste l’exception, et, de tout temps, les missionnaires ont eu comme premier objectif de se faire comprendre par ceux qu’ils devaient évangéliser. En 1219, à Damiette, lors de la rencontre de François avec le sultan al-Malik al-Kâmil, on peut se demander dans quelle langue s’est déroulé l’entretien. Il a fallu sans doute recourir aux services d’un interprète. Mais en règle générale, rien ne vaut l’apprentissage des langues par le missionnaire lui-même. Les fils de saint François en ont fait l’expérience tout au long de leur histoire.
Au Mexique, avec les « douze premiers »
Mai 1524 : douze Franciscains espagnols sous la houlette de Fray Martín de Valencia, abordent les côtes du Mexique. C’est le début de la première grande épopée missionnaire au
Nouveau Monde. Les frères, imprégnés d’idées utopistes et millénaristes, veu-
lent à tout prix protéger les Indiens de l’influence qu’ils jugent néfaste des colons espagnols. Pour cette raison, ils s’empressent d’apprendre les langues indiennes, et surtout la plus répandue, le nahuatl. Un chroniqueur franciscain raconte avec beaucoup de fraîcheur les premiers pas hésitants des frères pour maîtriser cette langue : « Quittant parfois la réserve et le sérieux de leur fonction, les religieux se mettaient à jouer avec les enfants avec des pailles et des cailloux, afin de les encourager à la communication. Et ils avaient toujours du papier et de l’encre à portée de main, et dès qu’ils entendaient un mot prononcé par un petit Indien, ils l’écrivaient, ainsi que le but dans lequel le mot avait été dit. Et le soir les religieux s’assemblaient et, du mieux qu’ils pouvaient, ils adaptaient à ces mots le terme castillan qui leur paraissait convenir. Et il leur arrivait que ce qu’ils avaient cru comprendre aujourd’hui, le lendemain cela ne leur semblait plus être ainsi ». Malgré tout, ces efforts ont été payants, et l’œuvre linguistique réalisée par les Franciscains du Mexique demeure impressionnante : au cours du XVIe siècle, ils ont composé pas moins de 80 ouvrages, essentiellement des grammaires et des dictionnaires, concernant, outre le nahuatl, l’otomi, le huaxtèque, le totonaque ou encore le tarasque. Le premier dictionnaire de langue nahuatl, publié par Fray Alonso de Molina en 1555, fait toujours autorité aujourd’hui. Ainsi, en voulant évangéliser les Indiens tout en évitant leur hispanisation, les frères ont assuré la préservation des langues indigènes, dont certaines ne sont plus connues aujourd’hui que par les ouvrages des missionnaires.
Avec les capucins français au Moyen-Orient
La grande entreprise apostolique qui a mobilisé les Capucins français au XVIIe siècle se déroule au Moyen-Orient, dans l’actuelle Syrie, en Irak, en Iran, et jusqu’en Inde et en Éthiopie. Dès 1628, depuis la France, Joseph de Paris enjoint aux missionnaires de s’astreindre « à l’étude des langues et à ne se point rebuter de ce travail, qui est commun à tous ceux qui ont le zèle de porter au loin la Gloire de Dieu ». Ainsi formés, les Capucins peuvent prêcher et confesser les autochtones. Mais, par rapport à leur culture d’origine, ces religieux ne se situent pas exactement de la même manière que les franciscains espagnols du siècle précédent. Ils entreprennent de traduire des traités occidentaux de théologie et de mystique, à destination des chrétiens orientaux – des populations qu’ils cherchent à ramener dans le giron de l’Église catholique. Un rapport missionnaire des années 1660 précise : « Cette année, le père Bonaventure du Lude, continuant toujours ses visites parmi les Turcs et les chrétiens, composa en arabe un traité sur la Trinité et l’Incarnation du Verbe, et le père Ignace d’Orléans en commença un autre sur les sacrements. Le père Juste de Beauvais acheva de traduire en cette même langue l’Instruction du Chrétien ou Catéchisme de Monseigneur le cardinal de Richelieu, comme il écrivit aussi ensuite en arabe un traité sur le purgatoire et la traduction du livre de Tobie en turc, car il savait parfaitement l’arabe, le turc et le persan (ce qui est nécessaire pour composer plus élégamment, être mieux reçu parmi les Orientaux et converser avec eux). En cette même année, le père Bonaventure acheva en arabe un traité sur la Confession, la Communion et l’examen de conscience, et ensuite il traduisit la vie, les miracles, la règle et le testament de notre père saint François, et le père Joseph de Saint-Paul tourna en langue turc l’Apocalypse de saint Jean et une doctrine chrétienne. De tous ces livres, il y en a quantité de copies dans l’Orient, chez nos pères, chez les chrétiens et chez les mahométtans, bien qu’ils n’aient pas tous été imprimés ».
Gabriele-Maria Allegra traduit la bible en chinois
Ayant appris que Jean de Montcorvin, le premier archevêque franciscain de Pékin (1307) avait entrepris de traduire la Bible en chinois, Gabriele-Maria Allegra (1907-1976), lui-même fils de saint François, part comme missionnaire en Chine dans les années 1930, dans l’idée de mener à son terme ce grand projet. Il apprend très vite le mandarin et commence par traduire, livre par livre, l’Ancien Testament, à partir des textes originaux. Il se donne cette règle : cinq heures par jour pour l’étude de la langue chinoise et trois heures pour l’étude de l’Écriture. En résidence à Hong Kong à partir de 1955, il aborde le Nouveau Testament. Le 25 décembre 1968, les premiers exemplaires de la Bible chinoise en un seul volume sortent de l’imprimerie. La Bible « de Noël », considérée comme « la plus grande entreprise littéraire de l’Église catholique en Chine », constitue aujourd’hui une référence pour tous les chrétiens chinois. Par la suite, Gabriele-Maria ne se repose pas sur ses lauriers : « Le sort le plus enviable pour un franciscain qui n’obtient pas la grâce du martyre, écrit-il à un correspondant, c’est de mourir au travail ». C’est quasiment ce qui est arrivé à notre chère Jacqueline Gréal, qui, à
90 ans passés, continuait à fréquenter le couvent de la rue Marie-Rose à Paris, toujours pour y servir les frères.