Léonard de Port-Maurice en Corse : politique ou religion ?

Ce 26 novembre, nous fêtons un missionnaire franciscain, Léonard de Port-Maurice.
21 Novembre 2016 | par

En 1744, alors que la Corse est engagée dans une longue guerre d’indépendance contre l’occupant génois, le saint religieux, lui-même d’origine génoise et répondant à une demande du Doge de Gênes, sillonne l’île de Beauté pour y prêcher la paix et la réconciliation. Un périple qui relève de l’action politique ou religieuse ?

Corsica Genovese : le musée de Bastia, admirablement logé dans la citadelle, présente jusqu’à la mi-décembre une très intéressante exposition consacrée à ces quatre siècles d’histoire où la Corse a été génoise. Entre 1358 et 1768, l’île appartient à la Sérénissime République de Gênes, alors l’une des plus grandes puissances navales et financières d’Europe. On a parfois tendance à noircir cette longue période d’occupation génoise. Certes, les Corses ont dû payer de lourds impôts aux Génois, et leurs récoltes (vin, huile, blé) ont parfois servi à nourrir les populations de Ligurie. Mais, la relation n’a pas été à sens unique : ainsi, les gouverneurs envoyés par Gênes ont souvent cherché à améliorer le sort des populations ; et puis surtout, la civilisation génoise a marqué la Corse en profondeur. Outre les célèbres tours réparties sur tout le littoral de l’île, de nombreuses églises ont été décorées par des artistes venus de Ligurie. Dans le Cap Corse, Guiseppe Badaracco (1588-1657), peintre génois de renom, a exécuté plusieurs tableaux, comme ce Saint Félix de Cantalice aux pieds de la Vierge et de l’Enfant, aujourd’hui dans l’église Notre-Dame-des-anges d’Ersa (et provenant sans doute d’un couvent de capucins), ou encore Saint François et sainte Claire au pied du Saint Sacrement, dans l’église Saint-Pierre de Luri.

À partir de 1729, les rapports entre Gênes et sa colonie corse vont se dégrader, et dans un contexte de mauvaises récoltes, de famines et de vendetta incessante, les insulaires se révoltent contre l’occupant. Pendant une quarantaine d’années, jusqu’à l’arrivée des Français (1769), la Corse va connaître une longue guerre d’indépendance, marquée par l’adoption en 1735 d’un hymne national marial (Dio vi Salvi Regina), et par la prise du pouvoir par Pascal Paoli entre 1755 et 1769. C’est dans ce cadre qu’il faut situer la mission de Léonard, du
12 mai au 18 novembre 1744.

 

Léonard de Port-Maurice (1676-1751)

Né à Port-Maurice (Ligurie) dans une famille de marins, Paul-Jérôme Casanuova fait ses études chez les jésuites de Rome, puis en 1697, il entre dans une branche franciscaine particulièrement austère (La Riformella), et y reçoit le prénom de Léonard. La Riformella se caractérise par une vie très pauvre et très égalitaire dans des ermitages (retiri) – comme celui de Saint-Bonaventure sur le Palatin, à Rome, où a souvent résidé Léonard. Mais tout en recherchant la solitude du retiro, Léonard se met au service des missions populaires. Avec plusieurs confrères, il sillonne en tout sens l’Italie, prêchant, confessant et érigeant de nombreux chemins de croix – 572 au total, dont celui du Colisée. Homme de son temps, celui du baroque, il aime le pathétique, brandit la croix avec passion, et cherche visiblement à empoigner son auditoire. C’est aussi un auteur spirituel prolixe.

En 1744, « le grand missionnaire de notre temps », comme l’appelle saint Alphonse de Liguori (qui sait de quoi il parle !), est envoyé en Corse par son ami le pape Benoît XIV, à la demande du Sénat de Gênes. Sa mission : prêcher des missions, ériger des chemins de croix, mais surtout rétablir la paix. Aidé par quatre confrères et par un frère laïc, Léonard parcourt l’île à un rythme effréné pendant cent-vingt-sept jours. Il va réussir à ramener la paix entre des familles décimées par des vendettas séculaires. Au couvent franciscain d’Orezza, le 5 juillet, un notaire dresse l’acte suivant : « Sachant combien faire la paix est agréable à Dieu, et ayant été priés de la rétablir par le Révérend Père Léonard, durant sa mission au couvent d’Orezza, Antonio Guerini de l’Erbaggio et Orsogiacinto de Piedilacrocre ont pardonné, par le présent acte, et pardonnent à tous ceux qui les auraient offensés. En particulier ils pardonnent pour la mort d’Antongiulio d’Ampugnani, neveu dudit Antonio et cousin dudit Orsogiacinto, qui fut tué d’un coup d’arquebuse par Santo, fils d’Andrea de La Porta, qui est présent et qui accepte ce pardon, devant moi, notaire. Ils lui donnent une paix vraie, gratuitement, pour Dieu, sans contrepartie. Ils promettent, pour eux-mêmes et pour leurs parents jusqu’au troisième degré, de ne pas offenser Santo, ni ses parents jusqu’au troisième degré. Et Santo promet aussi de ne pas les offenser. Pour les deux parties, cet engagement est pris sous peine de mille livres à payer, par la partie qui y manquerait, au trésor ou à l’église paroissiale ». Toujours à Orezza, après un sermon prononcé par le père, on voit une femme se hisser sur la chaire et annoncer le pardon aux assassins de son mari, tandis qu’une fillette muette, âgée de 7 ans, trouve l’usage de la parole lorsque le religieux lui demande de réciter avec lui l’Ave Maria. Et puis un célèbre bandit, le dénommé Lupo, qui, tout en ayant refusé de participer à la mission avait accepté de porter Léonard blessé jusqu’à Bastia, finit lui aussi par se convertir et par faire la paix.

 

Politique ou religion ?

Comment caractériser la mission de Léonard de Port-Maurice en Corse ? Venu à la demande de Gênes sur une terre sous domination génoise, le saint franciscain n’a pu avoir qu’un rôle essentiellement politique – c’est ce que nous avons tendance à penser aujourd’hui, en le regrettant. D’ailleurs, débarquant à Bastia, il commence par rencontrer le gouverneur, et il le tiendra informé tout au long de son périple. Mais la réalité est autrement plus complexe. À cette époque, le Sénat d’un État chrétien ne peut d’aucune manière se désintéresser des besoins spirituels des populations, et s’il fait appel à Léonard, c’est en connaissance de cause. Le saint franciscain a érigé une centaine de chemins de croix en Corse, il a beaucoup confessé et prêché. Au Niolo, les « retours à Dieu » sont si nombreux que les missionnaires doivent se répartir les tâches : l’un confesse les prêtres, l’autre régularise les situations matrimoniales, un troisième réconcilie les ennemis... Ainsi, la conversion des cœurs entraînait la réforme des mœurs, et comme par ricochet, la paix sociale. Tout le monde, l’Église comme l’État, y trouvait son compte. La mission de Léonard en Corse fut donc à la fois politique et religieuse. Et à l’époque, cela ne gênait personne. n

 

Musée de Bastia, exposition Corsica genovese, La Corse à l’époque de la république de Gênes, jusqu’au 17 décembre.
http://www.musee-bastia.com/

 

 

 

Updated on 21 Novembre 2016
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