1216 : François d’Assise entre dans l’Histoire
Deux documents, une pierre de l’ancienne cathédrale d’Assise et une lettre de l’évêque Jacques de Vitry, attestent la manière dont François et ses frères étaient perçus par le monde extérieur, il y a exactement huit siècles, en 1216. Deux témoignages infiniment précieux pour l’historien.
Comment connaissons-nous François et sa fraternité primitive ? Pour l’essentiel, par des textes : les écrits du Poverello, et ceux de ses frères, notamment Thomas de Celano. Tous ces textes, conservés sur des manuscrits très anciens, ont été transmis de génération en génération ; ils ont été étudiés, traduits dans nos langues modernes, et rassemblés dans les recueils de sources qui nous permettent, aujourd’hui encore, de nous représenter François et le mouvement qu’il a généré.
Mais en dehors de ces sources internes à la communauté, il est intéressant de pouvoir recueillir des témoignages externes, c’est-à-dire provenant de personnes ou de milieux extérieurs à l’Ordre. En effet, ces témoignages extérieurs sont en principe moins sujets à caution que ceux qui émanent des acteurs eux-mêmes. Les historiens savent bien qu’ils doivent en permanence « croiser les sources », c’est-à-dire confronter ces deux catégories de documents. Or, les deux plus anciens témoignages « externes » sur François et ses frères sont parfaitement datés et remontent à exactement huit siècles, c’est-à-dire 1216. Il s’agit d’une part d’une modeste inscription conservée dans les hauteurs de l’ancienne cathédrale d’Assise, et d’autre part, d’une lettre d’un évêque, Jacques de Vitry.
La pierre gravée de l’église sainte-marie-majeure
Le touriste-pèlerin pressé ne prête guère attention à l’ancienne cathédrale d’Assise, Sainte-Marie-Majeure. Après avoir marqué une pause devant l’évêché pour faire mémoire de la rencontre dramatique entre François et son père en présence de l’évêque, il passe rapidement devant une belle façade romane percée d’une rose : cette église, fondée au IVe siècle sur l’emplacement de la maison du poète latin Properce, a été la cathédrale d’Assise jusqu’au XIe siècle, avant que l’évêque n’émigre à Saint-Rufin. Or cette modeste église recèle un vrai trésor. Pour le découvrir, munissez-vous de jumelles, contournez l’édifice et observez l’abside. Tout en haut du mur, juste sous le toit, vous pouvez apercevoir une pierre triangulaire sur laquelle on peut (difficilement) lire l’inscription suivante : « MCCXVI INDICI[one] QUA[r]TA DECIMA I[n] TE[m]PORE EPI[scopi] GUIDI ET FRATRIS FRA[n]CIS[ci] ». N’ayant pas beaucoup de place sur la pierre, le graveur a usé d’abréviations, et le lecteur doit rétablir les lettres manquantes : ce sont les lettres entre crochets. Passons sur les mots indicione quarta decima qui présentent quelques difficultés d’interprétation, mais nous pouvons facilement traduire le reste de l’inscription : « En 1216, au temps de l’évêque Gui et de frère François ». Réfléchissons un instant à ce que signifie ce bref message, probablement gravé dans la pierre par un ouvrier travaillant au chantier de l’ancienne cathédrale. Il y a huit siècles, lorsqu’un tailleur de pierres veut dater son ouvrage, il inscrit le millésime (1216), mais il mentionne aussi les deux personnalités incontournables de la vie publique du moment : l’évêque Gui, bien entendu ; et puis, non pas le podestat, non pas le pape, non pas l’empereur, non pas quelque grand seigneur local, mais… frère François. Cette inscription, de facture assez malhabile, révèle la place extrêmement particulière du Poverello au cœur de sa cité, et ce, dès 1216 – soit, presque exactement, une dizaine d’années après sa conversion, et une dizaine d’années avant sa mort. En 1216, à Assise, François est la mesure du temps.
La lettre de Jacques de Vitry
Autre témoignage « externe », celui de Jacques de Vitry. Ce chanoine régulier d’Oignies (dans le diocèse de Liège), prédicateur contre les albigeois, est nommé évêque de Saint-Jean-d’Acre en 1216, année au cours de laquelle il voyage en Italie. À Pérouse, il assiste à l’élection du pape Honorius III, et dans une lettre datée du mois d’octobre, il commence par se plaindre de l’atmosphère qui, selon lui, règne à la curie : « On y est en effet si occupé des affaires séculières et temporelles, de rois et de royaumes, de procès et de litiges qu’on vous permet à peine de parler en quoi que ce soit de questions spirituelles ». Mais, heureusement, aujourd’hui comme hier, l’Église ne se réduit pas à la curie romaine. Et Jacques de Vitry poursuit : « En ces régions, j’ai cependant trouvé une consolation, car beaucoup de riches et de séculiers des deux sexes, ayant tout abandonné pour le Christ, ont fui le monde : on les appelle “frères mineurs” et “sœurs mineures”. Le seigneur pape et les cardinaux les tiennent en grande révérence ; ceux-ci ne s’occupent nullement des affaires temporelles, mais, avec un désir fervent et un zèle ardent, ils travaillent chaque jour à arracher aux vanités du monde les âmes en péril et à les conduire avec eux. Par la grâce de Dieu, ils ont déjà produit un grand fruit et vivent suivant la forme de l’Église primitive. De jour, ils se rendent dans les cités et les villages en œuvrant par l’action, et la nuit, ils regagnent leurs ermitages pour s’adonner à la contemplation. Les femmes demeurent ensemble près des cités en divers hébergements. Une fois l’an, les frères de cette congrégation se réunissent avec grand profit en un endroit convenu pour se réjouir dans le Seigneur et manger ensemble. Ensuite, ils se dispersent pour toute l’année en Lombardie et en Toscane, dans les Pouilles et en Sicile ».
Comme un journaliste, Jacques de Vitry rapporte tout ce que l’on peut savoir à l’époque de ces religieux d’un nouveau genre : leur apostolat, leur style de vie (la ville et l’ermitage), leur chapitre annuel, leur déploiement dans toute l’Italie, mais aussi l’existence de leur branche féminine, les « sœurs mineures » – les futures Clarisses. Cette lettre correspond bien à ce que nous disent les sources franciscaines : le nom de « frères mineurs » vient d’être adopté par François et ses compagnons, le nombre des frères connaît alors une forte croissance, et enfin, plusieurs femmes, dont Claire, ont obtenu de s’adjoindre à la fraternité. L’année suivante (1217) commencera pour l’Ordre une véritable expansion internationale.
La lettre de Jacques de Vitry, pas plus que la pierre gravée de l’ancienne cathédrale, ne nous dit quelque chose du message spirituel du Poverello. Mais ces deux documents nous apportent une donnée essentielle : ils sont parfaitement datés. Ils inscrivent François, de son vivant, dans l’Histoire. Et c’est infiniment précieux.