Miséricordieux en Vérité, avec Raymond Lulle
En ce septième centenaire de la mort de Raymond Lulle (en 1316, sans doute le 29 juin), il importe de redécouvrir cette très belle figure de missionnaire et d’intellectuel franciscain. D’autant plus que celui que l’on surnomme le « Docteur illuminé » peut nous servir de modèle en cette Année de la Miséricorde.
« Enseigner les ignorants » : c’est l’une des œuvres de miséricorde que le Pape nous propose d’accomplir cette année. On peut la comprendre comme une invitation à être missionnaire. Mais comment être missionnaire ? Sur ce point précis, les amis de saint François peuvent s’inspirer de sa première règle : « Si des frères, sous l’inspiration de Dieu, veulent partir chez les Sarrasins et autres infidèles, ils pourront y aller […]. Les frères qui s’en vont ainsi peuvent envisager leur rôle spirituel de deux manières : ou bien, ne faire ni procès ni disputes, être soumis à toute créature humaine à cause de Dieu, et confesser simplement qu’ils sont chrétiens ; ou bien, s’ils voient que telle est la volonté de Dieu, annoncer la Parole de Dieu, afin que les païens croient au Dieu tout puissant, Père, Fils et Saint-Esprit ». Par sa rencontre du Sultan à Damiette, François a lui-même mis en application ce programme d’action missionnaire, sans que l’on sache très bien sous laquelle des deux manières il a envisagé son « rôle spirituel » – puisque nous ne savons quasiment rien du contenu de cette rencontre. Aujourd’hui, vis-à-vis des musulmans surtout, on aurait tendance à ne considérer comme possible que la première manière : ne faire ni procès ni disputes… et confesser simplement que l’on est chrétien. C’est-à-dire témoigner. Le bienheureux Raymond Lulle a pratiqué explicitement la seconde manière. Voyons comment il s’y est pris.
Raymond Lulle
Ramon Llull (en catalan), né à Palma de Majorque (Îles Baléares) en 1232/1233, appartient à la noblesse barcelonaise qui a participé aux côtés du roi Jacques 1er à la reconquête de l’île et s’y est installée. Marié et père de deux enfants, il est riche, aime la vie mondaine et ses plaisirs. Plus tard, il dira qu’il était alors « serviteur des sept péchés capitaux ». À trente ans, il se convertit et adopte la vie pénitente de tertiaire franciscain. Ayant tout quitté, il part en pèlerinage à Rocamadour et Saint-Jacques-de-Compostelle, puis se consacre aux études. Après avoir reçu une véritable illumination du ciel, Lulle s’engage à suivre exclusivement le Christ et à convertir les Sarrasins à la foi chrétienne. Pour ce faire, il se fixe un programme en trois points : tout d’abord, consacrer toute sa vie à la conversion des musulmans, sans exclure le martyre. Ensuite, écrire, avec l’aide de Dieu, « le meilleur livre du monde » pour combattre les erreurs des infidèles. Enfin, solliciter du pape et des princes chrétiens la fondation de collèges où les futurs missionnaires puissent apprendre les langues des Sarrasins et autres peuples orientaux.
Pendant cinquante ans, Lulle ne va cesser de mettre en application ce programme. En 1275, il obtient de l’Infant Jacques, alors en résidence à Montpellier, l’autorisation de fonder à Miramar (Majorque) un couvent d’études où treize franciscains pourront étudier les langues orientales avant de partir en mission. Lui-même, grâce à un esclave musulman, apprend l’arabe, et il écrit une partie (aujourd’hui perdue) de son œuvre littéraire dans cette langue. En ces temps où l’Église ne jure que par la croisade, Lulle est convaincu de la nécessité d’approcher les musulmans sur le terrain de la raison. La foi doit pouvoir être discutée et argumentée en langue arabe. Il rédige également de très nombreux ouvrages en latin, mais aussi en catalan, pour pouvoir atteindre le plus grand nombre. À la fois théologien, philosophe, mystique, poète, romancier, Lulle aborde tout le savoir de son temps, mais ne poursuit finalement qu’un seul but : démontrer par des raisons nécessaires la vérité du christianisme, et en particulier prouver les dogmes de la Trinité et de l’Incarnation – principales pierres d’achoppement pour les musulmans.
À partir de 1287, Lulle voyage dans toute l’Europe pour y rencontrer des papes, des rois et des universitaires, obtenir leur confiance et leurs subsides. Entre 1288 et 1290, il se trouve à Paris, où il tente de gagner Philippe IV le Bel à sa cause tout en faisant ses premières expériences d’enseignement. Il effectue également plusieurs expéditions missionnaires en Afrique du Nord, notamment en 1307 à Bougie (Algérie), où il est emprisonné pendant plusieurs mois. Malade, il n’en poursuit pas moins ses voyages, ses prédications et ses écrits. Revenu à Bougie, alors que sa tête y est mise à prix, il dispute avec les intellectuels musulmans et prêche publiquement l’Évangile. Lapidé par la foule, il meurt sur le bateau qui le ramène à Majorque, à plus de 80 ans, en 1316. Il repose aujourd’hui dans la superbe basilique Sant Francesc.
Un visionnaire et un précurseur
Créateur du catalan comme langue littéraire et scientifique, Lulle est l’auteur d’environ 270 ouvrages, dont quelques-uns ont été traduits en français. Le Livre du gentil et des trois sages (« gentil » au sens de païen) anticipe notre dialogue interreligieux actuel. Son roman Blaquerne, raconte l’histoire d’un clerc devenu moine, évêque et enfin pape – mais qui abdique pour vivre en ermite (Benoît XVI avant l’heure !). Dans cet ouvrage, un cardinal imagine d’envoyer des « chargés de mission dans le monde afin de nous renseigner sur la situation des pays, et sur la manière dont certains honorent le Fils de Dieu et d’autres l’oublient. […] Ainsi le pape et les cardinaux seraient parfaitement au courant de la situation de tous les pays afin de les voir soumis à la sainte foi catholique. […] Le cardinal divisa le monde en douze provinces et nomma douze chargés de mission ». C’est une vision prémonitoire de ce que sera plus tard la fameuse congrégation romaine Propaganda Fide, aujourd’hui Congrégation pour l’évangélisation des peuples. Enfin, Lulle modèle de missionnaire ? Écoutons-le : « Les infidèles qui ne connaissent pas la vérité de Dieu, pourquoi les reprends-tu parce qu’ils ne l’aiment pas, alors que tu ne te reprends pas toi-même, toi qui la connais et ne la prêches pas ».
Lire Raymond Lulle : Ainsi parlait/ Així parlava Raymond Lulle (édition bilingue), Paris, Arfuyen 2016. Blaquerne, Monaco, Éditions du Rocher, 2007.