Le Giro, Assise et la Shoah
C'est l’occasion de se rappeler comment les efforts conjugués d’un évêque, d’un champion cycliste, d’un typographe communiste, d’une abbesse de clarisses et d’un franciscain ont permis le sauvetage de trois-cents de nos « frères aînés » à Assise entre 1943 et 1944.
Joli doublé cette année pour le Tour de France et pour son jumeau italien, le Giro, avec deux grands sommets spirituels, Lourdes et Assise. Le 27 juillet, le peloton de coureurs du Tour de France 2018 s’élancera de la cité mariale, alors que le 16 mai dernier, les champions du Giro ont fait étape auprès du Poverello, montant en danseuse la rue pentue passant aux pieds de la basilique Saint-François. Ce détour par Assise n’est d’ailleurs pas sans lien avec les deux premières étapes de ce Giro 2018 qui se sont déroulées en Israël. Les organisateurs entendaient ainsi rendre hommage au grand champion cycliste Gino Bartali (1914-2000), reconnu en 2013 « Juste parmi les Nations » pour avoir participé au sauvetage de nombreux Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Or, une bonne partie d’entre eux étaient alors hébergés dans les communautés franciscaines d’Assise. Quant à Gino Bartali, l’un des coureurs cyclistes les plus titrés de tous les temps, il a remporté deux fois le Tour de France, dont celui de 1948, avec plusieurs victoires d’étape, dont celle de Lourdes !
Un « musée de la mémoire » à Assise
Mgr Domenico Sorrentino — l’actuel évêque d’Assise – n’est jamais à court de bonnes idées. Il cherche notamment à valoriser l’ensemble réunissant l’église Sainte-Marie-Majeure (l’ancienne cathédrale d’Assise) et sa résidence épiscopale. L’évêché d’Assise, ne l’oublions pas, c’est d’abord le théâtre d’une scène absolument décisive dans la vie du Poverello : en 1206, François renonce à tous ses biens, se dénude, restitue ses vêtements à son père, et se réfugie sous la chape de l’évêque, Gui. En mémoire de cet évènement, qui continue à nous parler aujourd’hui, Mgr Sorrentino a fait de Saint-Marie-Majeure le sanctuaire della spogliazione, du dépouillement, et il l’a confié aux Capucins.
Mais une belle initiative peut en cacher une autre. Se souvenant que son évêché a servi en 1943-44 de plaque-tournante d’un réseau de sauvetage des Juifs, l’évêque y a installé un petit musée « de la Mémoire », qui a ouvert ses portes lors du dernier passage du Giro. En présence des deux ambassadeurs d’Israël — auprès du Saint-Siège et auprès de l’État italien —, Mgr Sorrentino a alors déclaré : « Nous ouvrons un musée qui ne veut pas être seulement un hommage à l’histoire, mais le fer de lance de la paix. Ce musée raconte l’histoire d’une lumière dans l’obscurité. L’obscurité, c’est la tragédie de la Shoah. La lumière, c’est l’ouverture de cœur qui a permis à Assise d’accueillir et de sauver environ trois-cents Juifs. Pauvre réalité, bien entendu, au regard du chiffre des victimes, de l’horreur des camps de concentration et de l’aveuglement des régimes antidémocratiques imprégnés par le nationalisme et les idéologies de la mort. Poca cosa ! Mais quelque chose s’est passé ici, et cela reste indélébile. Ce musée, comme d’autres institutions dans le monde, existe pour dire : plus jamais ! Plus jamais l’antisémitisme et l’antijudaïsme, qui peuvent toujours ressurgir de la vague des préjugés ».
Présentes à l’inauguration, les nièces de Bartali ont offert la petite chapelle portative dédiée à sainte Thérèse que le coureur avait installée chez lui après la mort de son frère Giulio — alors même que Gino connaissait le succès et la gloire des podiums. La présence de cette chapelle au sein du musée s’explique par le fait que le champion, qui n’a jamais caché son aversion pour le fascisme, est directement lié à l’histoire du réseau assisiate d’aide aux Juifs. Sous prétexte de sorties d’entraînement, il quittait régulièrement son domicile florentin pour se rendre à Assise (350 km aller-retour), avec de faux papiers cachés sous sa selle et dans le cadre tubulaire de son vélo. Le tout avec la bénédiction et le soutien actif de l’archevêque de Florence, le cardinal Elia Della Costa.
Unis pour sauver les Juifs
Fait peut-être unique en Occident : tous les Juifs qui ont trouvé refuge dans la cité du Poverello en 1943-1944, soit trois-cents personnes environ, ont eu la vie sauve. Pourquoi une telle réussite ? Sans doute parce que Valentin Muller, le colonel de la Wermacht qui commande la garnison d’Assise, est un catholique fervent, mais aussi et surtout, parce que la ville tout entière, ou du moins ses principales forces vives, a fait bloc autour de son évêque, Mgr Nicolini, avec l’accord du podestat, c’est-à-dire du maire d’Assise. S’agissant du clergé séculier, on se souvient de l’action du père Aldo Brunacci, chanoine à la cathédrale Saint-Rufin. Le 17 mai 1944, un mois avant la libération de la ville, la Gestapo vient l’arrêter à sa porte, mais lui, en récupérant son bréviaire, a tout juste le temps de prévenir la famille juive qui se trouve alors à l’intérieur. Parmi les laïcs, Luigi Brizi, et son fils Trento, imprimeurs communistes qui tiennent boutique près de Santa-Chiara, ont risqué leur vie en fabriquant de faux papiers d’une remarquable qualité. Leur vieille machine d’imprimerie à pédale est visible au musée de la Mémoire.
Bien entendu, rien n’aurait été possible sans la participation active de la famille franciscaine. Le gardien de Saint-Damien, l’intrépide frère Rufino Niccacci (1911-1976, reconnu « Juste » en 1974), apparaît comme la cheville ouvrière du réseau. C’est lui qui se charge de répartir les familles juives dans les différentes communautés féminines de la ville et des alentours, notamment le monastère des clarisses de San Quirico, en plein cœur d’Assise, et la communauté voisine des « sœurs stigmatines ». L’abbesse de San Quirico, sœur Giuseppina Biviglia (1897-1991, « Juste » en 2013) ouvre tout d’abord la petite hôtellerie de son monastère à un groupe important de Juifs, puis, avec la montée du péril, elle l’accueille en clôture, transformant ainsi les lieux, suivant ses propres termes, en Arche de Noé. Le cloître devient bureau d’état-civil clandestin, les enfants juifs poursuivent leur scolarité, et les moniales veillent au menu particulier de Yom Kippour. Le 27 février 1944, l’abbesse réussit, au péril de sa vie, à s’opposer à une perquisition du monastère par la Gestapo. Grâce à son acte héroïque, toutes les familles juives réfugiées à San Quirico ont été sauvées.
Aujourd’hui, alors que sont mis sous nos yeux, jusqu’à la nausée, les graves péchés commis par certains hommes d’Église, il n’est pas inutile de faire mémoire de ceux qui ont sauvé l’honneur du catholicisme, en se mettant au service de l’humanité la plus menacée. n
À voir, sur internet : The Assisi underground, film américain d’Alexander Ramati, 1985, avec Irène Papas dans le rôle de sœur Biviglia.