Le fabuleux destin d’un tableau de Frère Luc
Cette toile s’impose à nous pour trois raisons : son histoire rocambolesque, son thème, franciscain mais original, et son auteur, à la fois fils de saint François et grand artiste.
La Révolution française bat son plein. Les églises, fermées au culte, sont dépouillées de tous les objets d’art qui s’y étaient accumulés depuis souvent plusieurs siècles. On enlève les statues, le mobilier, les retables. Certaines œuvres sont détruites ; d’autres vendues à des particuliers ; d’autres enfin rassemblées dans de vastes dépôts, avant d’aller, quelques années plus tard, rejoindre les musées ou d’être replacées dans les lieux de culte qui ont repris leur activité. C’est dans ce contexte que deux frères prêtres français, Philippe (1753-1833) et Louis-Joseph (1766-1848) Desjardins, ayant fui la Terreur, gagnent le Québec et y exercent divers ministères.
En 1802, le plus âgé regagne la France, tout en gardant un lien très fort avec l’Église du Québec. Surgit alors en lui une idée toute simple : certains des tableaux retirés des églises françaises pourraient connaître une deuxième vie dans les églises du Québec. Il va donc acheter un peu moins de deux cents toiles (surtout des œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles) et les expédier, en 1816 et 1820 : les tableaux sont d’abord acheminés de Brest à New York, puis roulés et transportés en traîneau jusqu’à Québec. Louis-Joseph s’occupe alors de les restaurer et de les vendre aux paroisses. C’est ainsi que notre tableau franciscain a quitté le couvent des Récollets de Paris pour le Musée des monuments français, lequel musée l’a vendu à un banquier qui lui-même l’a cédé à l’abbé Desjardins. Depuis, il se trouve en l’église Saint-Antoine-du-Tilly, à une cinquantaine de kilomètres de Québec. Mais ce tableau présente un cas particulier : en effet, son auteur, le frère Luc, a lui-même passé une année au Québec, en 1670, et il y a œuvré à la fois comme peintre et comme architecte. Frère Luc est donc loin d’être un inconnu en Nouvelle France.
Le Christ dictant la règle à saint François
Bonaventure, dans la Legenda Major, raconte dans quelles circonstances François a rédigé la règle de 1223. S’étant isolé avec deux compagnons à l’ermitage de Fonte Colombo, près de Rieti, il jeûne, prie et écrit « selon ce que lui suggère l’Esprit divin ». Puis, descendant de la montagne, il confie le précieux texte à son vicaire, Élie, qui avoue, quelques jours plus tard, l’avoir égaré. François retourne alors à l’ermitage, et « comme s’il recevait les mots de la bouche de Dieu », il reconstitue la règle. Sans nous prononcer sur l’historicité d’évènements que Bonaventure est le seul à raconter de cette manière, notons que ce récit « fonctionne » un peu comme la réception des tables de la Loi par Moïse, qui doit s’y reprendre à deux fois en raison de l’idolâtrie du peuple. Et de fait, une tradition franciscaine a toujours vu dans l’ermitage de Fonte Colombo le Sinaï de l’Ordre, et en François d’Assise son Moïse. Or, la peinture de Frère Luc s’inspire à l’évidence du texte de Bonaventure. Le Christ, accompagné de trois anges, pose le doigt sur le front de François, comme pour lui faire pénétrer les mots dans le crane tandis que le saint, une plume à la main droite, s’apprête à écrire ces mots sous le titre déjà visible : regula fratrum minorum. Par ailleurs, dans son allure générale, la scène peinte par Frère Luc ressemble véritablement à une réception des tables de la Loi, avec ce contraste saisissant entre le mouvement descendant du Christ, amplifié par le drapé de son vêtement, et l’immobilité de saint François attentif et recueilli. Ce tableau, le frère Luc en a réalisé deux exemplaires, absolument identiques et de mêmes dimensions, l’un qui est donc celui du Québec, aujourd’hui exposé à Rennes, et l’autre qui est toujours conservé in situ dans la chapelle de l’hôpital de Sézanne – l’ancien couvent des récollets.
Frère Luc, un Frère et un maître
D’après un nécrologe récollet « Luc François, diacre, natif d’Amiens, avait fait profession en 1645. C’était un très excellent peintre au sentiment de ceux qui étaient les plus habiles de son temps et il a bien enrichi tous nos autels de ses peintures ». Passé par l’atelier de Simon Vouet à Paris, puis par Rome, le frère Luc, de son nom du monde Claude François, s’est donc formé à la peinture avant de prendre la bure franciscaine, et, en 1638, il semble avoir travaillé à la Grande galerie du Louvre sous la direction de Nicolas Poussin.
« C’était un grand religieux, poursuit le nécrologe, d’un air modeste et mortifié, d’un esprit plein de mépris pour le monde qu’il avait beaucoup connu avant que d’entrer parmi nous, parce qu’il y était déjà estimé pour son habileté. Il avait de grands sentiments de Dieu et de son état, toujours occupé de Dieu, se faisant faire ordinairement quelques bonnes lectures pendant qu’il travaillait, assidu aux observances des communautés du chœur et du réfectoire, très zélé de la très sainte pauvreté dont il se faisait gloire ».
Vrai fils de saint François, le frère Luc est en même temps un grand maître de la peinture classique. Des chercheurs passionnés, comme le frère Jean-Jacques Danel, découvrent régulièrement de nouveaux tableaux à lui attribuer. Si Frère Luc n’était pas religieux, n’aurait-il pas depuis longtemps bénéficié d’une rétrospective au Grand Palais ? Mais nous sommes en France, au pays de la sacro-sainte laïcité. Rendez-vous donc au musée des Beaux-Arts de Rennes.
En France, où voir d’autres tableaux de Frère Luc ?
- Sézanne, chapelle de l’hôpital, c’est-à-dire de l’ancien couvent des Récollets (pour les voir, s’adresser à l’office du tourisme).
- Châlons-en-Champagne, église Notre-Dame en Vaux et Musée des Beaux-Arts.
- Paris, église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle : Le Triomphe de saint Pierre d’Alcantara.
- Orléans, musée des Beaux-Arts : La vision de la fiole transparente.
- Amiens, cathédrale, La communion miraculeuse de saint Bonaventure.
- Limoges, cathédrale, Sainte Valérie portant sa tête à saint Martial.
- Paris, cathédrale des Arméniens catholique, cycle de la vie de saint François (tableaux restaurés mais pas encore remis en place).