Capucins-ouvriers, la mission intérieure !
29 juin 1948. Le chapitre provincial des capucins de la province de Paris s’ouvre au couvent de Tours, en présence du ministre général, l’Américain Clément de Milwaukee. Denis de Craon, le provincial sortant, présente un rapport sur l’état de la province, laquelle compte alors près de trois cents frères, une quinzaine de couvents et deux territoires de mission. Durant les trois années précédentes, onze religieux sont partis comme missionnaires en Inde. Comme tous les Frères Mineurs depuis saint François, les capucins français sont très investis dans les missions, dans les pays lointains, mais aussi à l’intérieur. Chaque année, les frères organisent des missions paroissiales : avec l’accord du curé, deux ou trois religieux investissent une paroisse pendant trois semaines, et la soumettent à un régime intensif de prédications, de confessions et de célébrations. Ces opérations « coup de poing » sont très appréciées. Mais le rapport de 1948 mentionne aussi, presque incidemment, une nouveauté, toujours dans le domaine missionnaire : « au cours du triennat, a été tenté l’essai de deux missions permanentes en milieu déchristianisé : mission ouvrière au Petit Nanterre, mission rurale à Oucques ». Ce que ne dit pas le rapport, peut-être par prudence, c’est que les frères du Petit Nanterre sont prêtres-ouvriers et qu’ils appartiennent à la « Mission de Paris ».
La Mission de Paris
Remontons quelques années en arrière. En 1943, en pleine Occupation allemande, paraît le petit livre des abbés Godin et Daniel, La France pays de mission ? Un électrochoc pour l’Église de France.
Selon ces deux prêtres, notre pays, que beaucoup considèrent encore comme « chrétien », comporte en réalité de vastes territoires déshérités et déchristianisés, des zones que l’Église n’arrive plus à atteindre, et où même l’Action catholique spécialisée ne parvient pas à s’implanter. Les auteurs donnent cet exemple : « Dans le quartier du Bac-d’Asnières, à Clichy (2 500 à 3 000 âmes), peu d’enfants font leur première communion, la persévérance est absolument nulle, pas un homme ne pratique, et c’est sans aucun succès que, depuis des années, les jocistes essayent d’y faire un secteur de conquête. Là nous sommes en plein pays païen ». La « classe ouvrière », les « masses prolétariennes », suivant les expressions marxistes de l’époque, apparaissent totalement coupées de l’Église.
L’ouvrage de Godin et Daniel est directement à l’origine, toujours en 1943, de la fondation par le cardinal Suhard de la « Mission de Paris », une institution destinée à former des prêtres et des laïcs capables d’être missionnaires auprès de ces populations.
Après divers tâtonnements, une solution se fait jour : pour que l’Église puisse être présente au cœur de ces quartiers déshérités, il faut que des prêtres travaillent en usine, qu’ils se fassent prêtres-ouvriers. Très vite, la Mission de Paris s’ouvre à des religieux, et les Capucins y prennent tout naturellement leur place.
Les « P. O. » capucins du Petit Nanterre
En novembre 1946, deux jeunes pères, André-Hubert et Rogatien, font un stage de trois semaines à l’usine à Gaz de Clichy. L’année suivante, ils trouvent à s’embaucher au Petit Nanterre. Un troisième capucin, Césaire de Bayeux, les rejoint, et devient le supérieur de la petite communauté. Ils vivent dans une baraque à côté d’une petite chapelle que dessert le père Césaire. Celui-ci a gardé sa bure, fait le ravitaillement et la « popote », un peu comme la « mère » dont parle la Règle des ermitages.
Les archives capucines conservent des rapports très détaillés sur la vie de ces premiers capucins-ouvriers. Pénibilité du travail, camaraderie naissante, détresses humaines, puissance du parti communiste et de la CGT, tentatives de témoignage apostolique, conversions… On suit nos capucins, pas à pas, du matin jusqu’au soir. On fait connaissance avec Zéphorie, « l’anar », qui est capable de sortir en plein atelier : « Tu sais, des hommes sincères… Y en a pas beaucoup. En dehors de Jésus Christ ». Et le chroniqueur d’ajouter : « le père l’aurait embrassé ». L’intense foi chrétienne de ces frères — avec de continuelles références évangéliques —, mais surtout leur ferveur apostolique, sont palpables à chaque ligne de ces rapports de mission. L’eucharistie, célébrée le soir, au retour de l’atelier, est le sommet de leur journée.
En avril 1950, l’archevêque de Paris, Mgr Feltin, rend visite à la « baraque des moines ». Cinquante à soixante-dix personnes ont réussi à s’y entasser et interpellent le prélat : « il faut que vous nous donniez des prêtres-ouvriers, parce que eux ils nous comprennent ; les autres ils ne peuvent pas », « Qu’est-ce qu’il en pense le pape des prêtres-ouvriers ? Il est d’accord ? Il faut lui dire le “boulot” qu’ils font et que c’est nécessaire qu’il y en ait davantage ». L’archevêque, visiblement impressionné, confiera plus tard au provincial des Capucins : « La Mission de Nanterre ? La plus belle réalisation de la mission de Paris ».
Des questions toujours actuelles
Rome mettra néanmoins un terme à « l’expérience des prêtres-ouvriers » le 1er mars 1954, et ce sera un drame pour beaucoup d’entre eux. Nos capucins retrouveront leur couvent, mais d’autres retourneront au travail dès que l’interdiction sera levée, en 1965.
Soixante-dix ans après les débuts de la Mission de Paris, le paysage religieux de la France a bien changé. Aujourd’hui, il n’existe plus aucune chrétienté, toute la France est pays de mission. Restent les questions qui, elles, ne changent pas. Comment évangéliser, comment être témoin du Christ ? « Caritas Christi urget nos, la charité du Christ nous saisit », est-il écrit en tête d’un rapport de mission.
Certaines voies sans issue, comme celle du prosélytisme, sont régulièrement pointées du doigt par notre pape François. Mais c’était déjà le cas des frères de Nanterre, comme en témoigne cette anecdote : « Quelqu’un demande un jour au père André “s’il espérait un retournement de la situation”. Le père lui répondit posément que ce n’était pas son but, que nous n’étions pas venus pour réussir, mais pour aimer les gens et être à leur service. S’il y en a qui veulent devenir chrétiens qu’ils le fassent, ce n’est pas nous, tu penses, qui les découragerons, mais nous ne sommes pas venus pour faire de la propagande. J’ai horreur de ce truc-là, la propagande. Ça vous prend à la gorge et ça vous empêche de penser librement ».