La cuisine de saint Antoine

Un voyage étonnant à travers les siècles autour de la cantine du couvent Saint-Antoine. Parce que le partage des repas a toujours été, et il l'est encore, un moment privilégié de fraternité et synonyme d’acceptation mutuelle.
20 Octobre 2024 | par

On se souvient souvent de saint François d’Assise pour ses « carêmes », des temps de prière et de jeûne vécus pour se préparer aux fêtes les plus importantes, comme Noël, Pâques et la fête de saint Michel, Archange. Cela ne l’empêchait pas d’être toujours attentif aux besoins de chacun : il ne voulait pas que l’on s’impose des renoncements plus durs que ceux que l’on pouvait supporter.
À ce sujet, il est intéressant de rappeler l'épisode du frère qui, au milieu de la nuit, crie et se plaint d’être en train de mourir de faim. François fait préparer la table, et « pour que le frère n’ait pas honte de manger seul, ils se mirent tous à manger avec lui », comme le raconte la Légende de Pérouse (cf. Sources franciscaines n. 1568). Manger ensemble est l’un des moments où se manifeste la vie fraternelle et communautaire : même dans les Constitutions de l’ordre des Frères Mineurs Conventuels, nous trouvons l’invitation à participer « à la même table commune, exprimant ainsi l’amour mutuel et la similitude avec le banquet eucharistique » (cf. Constitutions n. 6).

Potager, vigne et abattoir
Que savons-nous de cet aspect de la vie des frères du passé ? Dans les archives, nous trouvons plusieurs informations, surtout à l’égard des lieux. Un document du début du XIXe siècle (Mémoires concernant le couvent Saint-Antoine de Padoue) rapporte que la cuisine de l’époque devait se trouver dans l’aile orientale du quatrième cloître (probablement celui du bienheureux Luc Belludi), tandis que la cave et le grenier se trouvaient au nord. Le réfectoire, en revanche, se trouvait dans l’actuelle salle de l’Étude théologique, sur le côté sud du cloître du Magnolia.
Un autre lieu important est le potager du couvent, tout proche de ce dernier. Les archives Sartori contiennent une note datant de la première moitié du XVIIIe siècle qui explique que « le couvent Saint-Antoine à Padoue est doté d’un Horto contigu au couvent. Il confine d’un côté à la route de Pontecorbo, de l’autre côté au territoire du même couvent appartenant aux héritiers de Monsieur Procuratore Cornaro Piscopia, de l’autre au fleuve et aussi au lieu appelé Paradiso (cloître du paradis), ainsi qu’aux cellules des pères ». Ce jardin contribuait aux besoins alimentaires des religieux, grâce aussi à une vigne qui permettait de produire une partie du vin pour la table et pour la messe.

Attention à l’hygiène et menus au XVIIIe siècle
Dans les Mémoires (1751-91) du frère Francescantonio Pigna, on mentionne également l’élevage de porcs. En janvier 1766, le religieux note : « Cette année, on a fait des salamis et pour cela on a tué dix cochons. Au réfectoire, les frères de l’ordre recevaient deux fois du gâteau de sang et les meilleurs os, les autres gros os étant vendus ; en outre, les religieux recevaient chacun une miche de pain, fabriquée avec la graisse ou le saindoux. Pour conserver ces salamis, un sérail en planches fut construit spécialement dans la cave ». Vers la fin de la même année, en octobre, « le chapitre du couvent, sur décision des conseillers, décida de ne plus fabriquer de salamis dans le monastère, car il n’y avait aucun avantage, mais plutôt des inconvénients, car une grande partie avait pourri ».
La raison de la dégradation des plats peut également être attribuée au manque d’hygiène ; nous trouvons néanmoins certaines indications à ce sujet : « En cette année 1782, l’utilisation de vaisselle en céramique a été introduite dans le réfectoire au lieu de celle en étain ; et cela, pour des raisons de propreté » (cf. Mémoires, p. 186), et le 25 août 1831 au soir, « C’est le gardien qui a recommandé en cuisine la propreté et la netteté dans la préparation des plats, ce qui est le meilleur remède contre la maladie de la peste ». Cette dernière citation provient d’une source très intéressante : le journal d’un religieux qui était cuisinier au couvent vers 1830 (cf. l’étude A tavola nel convento del Santo - À table au couvent Saint-Antoine, éditée par Stefania Malavasi, maison d’édition Centro Studi Antoniani).
Sur son journal, le frère a noté les différents menus de son époque, qui incluaient toujours une soupe, de la viande ou du poisson et, les jours de fête, un dessert. Même si cela peut paraître un peu répétitif, la cuisine du frère prévoit aussi des spécialités culinaires, surtout lors d’occasions particulières. Par exemple, à l’occasion de la célébration d’une profession perpétuelle le 22 janvier 1829, il décrit un banquet avec des sarcelles, 28 pigeons, 3 colverts, 10 canards, chacun rôti au four. Il y avait en outre de la « poire d’hiver », probablement une variété particulière de poire, servie avec du jambon. On buvait du vin de Breganze (appelé aujourd’hui Torcolato) et on terminait par une fougasse sucrée, un gâteau appelé Bocca di dama (bouche de dame) à base d'amandes, de sucre, de jaunes d'œufs, agrémenté de vanille et de cannelle, du café, du rosolio et des meringues. À une autre occasion, la fête de saint Antoine le 13 juin 1831 (un anniversaire important : on célébrait les 600 ans de la mort de saint Antoine), le frère écrit : « Aujourd’hui, je n’écris rien, il y avait trop de plats différents ! » Mais il évoque les nombreuses tables qu’il a dû servir, au noviciat, au réfectoire avec trois évêques et trente autres personnes, puis à trois heures de l’après-midi à nouveau au réfectoire, et enfin il a pu lui aussi, avec ceux qui l’avaient aidé dans la cuisine, « déjeuner » vers six heures du soir.

La bonne attitude à table
Il n’est pas facile de cuisiner pour autant de personnes, et il est intéressant de lire les commentaires du cuisinier sur les plaintes et réclamations de ses confrères. Le soir du 12 février 1829, par exemple, il sert différentes sortes de viandes avec du radicchio et de l'omelette et reporte à ce propos, dans le plus beau dialecte vénitien : « Ils ne semblent pas avoir été satisfaits des ces deux derniers ; il faut de la patience, il est impossible de contenter tout le monde dans une si grande communauté ». Mais il reconnaît aussi ses erreurs. Le soir du 26 février 1829, il sert du poulet, du veau et du porc, « mais personne n’a aimé, en fait, la viande était dure comme des semelles de chaussures et sans goût ». Ou encore le 25 octobre 1831, il manque du sel dans la soupe : « et c’est pourquoi le père Schinali a eu raison de se plaindre ». Dans certains passages, cependant, il fait également allusion à l’attitude à avoir lorsque l’on mange, comme accepter ce que l’on reçoit : « Il est bon de manger tout ce qui vous est proposé, comme le prévoit la règle de vie des frères conventuels de saint François » (11 mars 1829).
Les reproches qu’il rapporte dans son journal deviennent plus éloquents dans un cas particulier. Le 29 juillet 1831, le père Favaro entre en trombe dans sa cuisine en s’exclamant : « Donnez-moi les citrons ; et j’en veux deux par jour ». Notre frère cuisinier commente la prudence du frère, qui lui a parlé dans la cuisine et non devant tout le monde, mais souligne en même temps : « Il est parfois bon de se taire » et « il n’est pas bon de dire “Je veux” dans un couvent de religieux... ».
La table demeure un des lieux privilégiés de la fraternité, synonyme d’accueil mutuel, et un espace où l’on se nourrit non seulement d’aliments matériels, mais aussi de la présence et de la compagnie des autres.

Updated on 20 Octobre 2024
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