La place de l’oraison
Lorsqu’ils arrivent en France, en 1574, les Capucins italiens font sensation par leur accoutrement : barbe non taillée, capuchon pointu et habit rapiécé. Mais cela ne les rend pas populaires pour autant. Ce qui leur fait gagner le cœur des Parisiens, et par la suite des Français dans leur ensemble, ce sont leurs « actions de charité », et principalement leur comportement lors des épidémies de peste : au lieu de s’enfuir, ils s’exposent à la maladie en prenant soin des pestiférés, au matériel comme au spirituel. Plusieurs frères, souvent jeunes, y laisseront leur vie. Ces actions héroïques impressionnent les populations et celles-ci découvrent peu à peu qui sont les Capucins. Elles s’aperçoivent que ces fils de saint François pratiquent assidûment « l’oraison mentale », c’est-à-dire tout simplement la prière silencieuse, alors qu’à l’époque les religieux s’attachent surtout à la prière vocale, chantée durant les offices.
Dès les premières constitutions capucines, celles de 1536, l’accent a été mis sur l’oraison, « maîtresse de vie spirituelle » : « pour que l’esprit de dévotion ne s’attiédisse pas chez les frères mais brûle sans relâche dans leur cœur et l’embrase de plus en plus, selon le vœu du séraphique père, nous décidons à cause des frères moins fervents de consacrer deux heures particulières à l’oraison, quoiqu’un frère mineur prie sans cesse ». La première heure est fixée après les complies ; quant à la deuxième, elle a souvent été placée après les matines, célébrées à minuit. Imaginez une seconde : vous venez de réciter un office au cœur de la nuit, et dans la foulée, vous priez une heure en silence, dans une église non chauffée et dans le noir le plus complet.
Les capucins professeurs d’oraison mentale
Arrivés en France, les Capucins sont vite reconnus comme des « spécialistes » de l’oraison mentale. Certains cordeliers la découvrent en rejoignant la réforme capucine. C’est le cas du « très savant » Noël Taillepied († 1589), qui « avait coutume de dire que quoiqu’il eut beaucoup étudié la théologie parmi les Cordeliers, néanmoins il n’avait jamais su ce que c’était que de faire oraison, et qu’il ne l’avait appris que depuis qu’il avait pris l’habit de capucin », comme le souligne un chroniqueur. De leur côté aussi, les séculiers, prêtres et laïcs, hommes et femmes, demandent aux Capucins de leur apprendre à faire oraison. Le même chroniqueur poursuit : « La plupart n’avait jamais entendu parler d’oraison mentale ni d’aucune chose qui en approchât, jusques à ce que ils virent les Capucins qui la faisaient deux fois le jour dans des heures qui y étaient destinées pour cela. Chacun voulut apprendre cette manière de faire oraison et accourait à nos églises pour y participer ». Des manuels de « pratique de l’oraison mentale », comme celui du frère Matthias Bellintani de Salò, sont traduits de l’italien, et ils connaissent de nombreuses éditions en français et en format de poche.
Un combat de tous les jours
Bien entendu, les différentes versions des constitutions comme les actes des chapitres généraux et provinciaux ne cessent de rappeler l’importance de l’oraison – ce qui prouve qu’aujourd’hui comme hier l’oraison reste un combat qui n’est jamais gagné définitivement. Dans ce domaine, les frères peuvent se soutenir et s’encourager mutuellement. Ainsi, en 1908, le jeune frère historien Gratien de Paris († 1943) reçoit d’un aîné, le frère Ladislas de Vannes, cette superbe lettre qui témoigne d’une profonde fraternité spirituelle :
« Bien cher ami […] Deux choses m’ont réjoui dans votre lettre. La première c’est que vous avez un ministère actif auprès de la jeunesse. […] La deuxième est que vous avez peur de vous embourgeoiser. Cette peur est un bon signe et un trésor. […] Comme ami tendre et brûlant pour votre bonheur je vous exhorte à ne pas manquer sous aucun prétexte de faire chaque matin une oraison d’au moins une demi-heure et de donner à votre âme chaque mois et sans faute une journée entière de récollection. Si vous faites cela vous ferez beaucoup de bien et vous gagnerez beaucoup de temps. Si vous le négligez, vous ferez beaucoup de bruit et vous perdrez presque tout votre temps et peut-être votre éternité.
Je vous engage aussi à faire le soir votre méditation franciscaine avant le souper.
L’oraison, l’oraison et encore l’oraison, sans elle nous ne sommes que des roseaux fragiles, extraordinairement aptes à se dessécher bien vite et à n’être plus bons que pour le feu. Faites beaucoup oraison et vos journées au lieu d’être de 24 heures seront de 100 heures par les fruits qu’elles produiront. Faites beaucoup oraison et vous allumerez et réchaufferez autour de vous. Si vous êtes froid comment réchaufferez-vous ? Il y en a assez qui éclairent que de livres ! Mais combien en est-il qui réchauffent et convertissent ? »
La place de l’oraison
Sans le secours du Seigneur, rester fidèle à l’oraison tout au long d’une vie religieuse relève sans doute de l’exploit – alors, se sont dit les Capucins, autant mettre tous les atouts de notre côté. Sachant que l’oraison est impossible dans le bruit et la distraction, les frères capucins ont conçu des églises adaptées à cet exercice spirituel, avec leur célèbre chœur « à la capucine », situé derrière le maître-autel. L’espace dans lequel les frères font oraison est alors totalement séparé du sanctuaire ou chœur liturgique par une cloison qui monte jusqu’à la voûte et sur laquelle sont appuyés le maître-autel et son retable. Avec ce dispositif architectural, tout le monde est gagnant : clarté et lisibilité des églises pour les séculiers qui voient immédiatement en entrant le maître-autel et le retable ; silence et isolement pour ces athlètes de l’oraison mentale que sont les Capucins, et en même temps proximité du Saint-Sacrement. Ce chœur à la capucine a été adopté dans tous les couvents de capucins, et même dans d’autres congrégations religieuses. Aujourd’hui, il subsiste intact au couvent de Crest (Drôme). À Uzès (Gard), l’église capucine a été transformée en office du tourisme, mais cette séparation entre le sanctuaire et le chœur a été conservée. Ouvrez l’œil ! Dans beaucoup d’autres endroits, par exemple chez les clarisses de Montbrison (une ancienne église capucine), elle a été supprimée pour agrandir l’espace, mais le visiteur peut toujours essayer de la reconstituer mentalement… tout en faisant oraison, bien entendu !