À Romans : faire le « grand voyage »
Gardiens des lieux saints, les Franciscains ont veillé à ce que les chrétiens du monde entier puissent mettre leurs pas dans ceux de Jésus montant au Calvaire. Pour tous ceux qui ne pouvaient pas se rendre en Terre sainte, ils ont imaginé des « lieux saints de substitution », comme ce « grand voyage » de Romans-sur-Isère, dont on célèbre cette année le cinquième centenaire de la fondation.
25 mars 2016, 5 heures du matin. On aura beau être au printemps, le soleil ne sera pas encore levé sur la petite ville de Romans-sur-Isère, dans la Drôme, autrefois « capitale française de la chaussure ». Pourtant, plusieurs centaines de matinaux vont s’y donner rendez-vous pour refaire ensemble « le grand voyage ». Ce 25 mars, c’est le Vendredi saint, et comme chaque année, depuis cinq siècles, on se réunit à Romans pour un chemin de croix un peu particulier. En partant de la « Côte des poids des farines », les fidèles parcourent la vieille ville, entre le parc François Mitterrand et la collégiale Saint-Barnard, puis montent l’avenue Berthelot jusqu’au calvaire et l’église Sainte-Croix. Au fil des rues, les fidèles s’arrêtent devant de petits édicules, abritant des sculptures en bas-relief, et ponctuant l’itinéraire du Christ entre la Cène et la Pentecôte, c’est-à-dire beaucoup plus qu’un chemin de croix « classique » comme on en trouve dans nos églises. Ce qui est remarquable à Romans, ce n’est pas tant la qualité artistique des œuvres, que leur imbrication dans la ville, et l’ancienneté du projet.
1516-2016
Mais remontons cinq siècles en arrière. À cette époque, la Terre sainte se trouve sous domination turque, et les pèlerinages, périlleux et coûteux, sont réservés à une toute petite minorité de chrétiens. Les Franciscains qui ont la garde (la « custodie ») des sanctuaires liés aux divers épisodes de la vie du Christ, cherchent à développer en Occident des « lieux saints de substitution ». Ainsi, dans le nord de l’Italie, ils font édifier des sacri monti, dont le plus ancien est fondé à Varallo en 1486, par un franciscain milanais revenu de Terre sainte, le bienheureux Bernardin Caimi. Celui-ci entend reproduire les lieux saints, afin, écrit-il, qu’il voie « Jérusalem ici, celui qui ne peut pas y aller ». Sur un itinéraire dévotionnel d’un kilomètre et demi, le fidèle chemine de chapelle en chapelle (45 au total), et contemplant les peintures et les sculptures grandeur nature de Gaudenzio Ferrari, il peut revivre toute l’histoire du salut, depuis le péché originel jusqu’à la Dormition de la Vierge Marie. Inscrits au Patrimoine mondial de l’UNESCO, les neuf Sacri Monti du Piémont et de Lombardie sont désormais bien connus, mais ils ne doivent pas faire oublier d’autres tentatives, sans doute plus modestes, mais procédant de la même inspiration. C’est le cas de Romans. En 1515, un riche et pieux marchand, Romanet Boffin se rend pour affaires à Fribourg, en Suisse. Il se prend d’intérêt pour « sept piliers » marquant les principaux emplacements de la Passion du Christ, ces sept piliers copiant exactement ceux qui avaient été édifiés à Rhodes, eux-mêmes réalisés après des mesures prises à Jérusalem. Boffin va, à son tour, prendre le plan et les dimensions des piliers de Fribourg afin de les reproduire exactement à Romans. Après avoir obtenu la permission du chapitre de la collégiale et des consuls de la ville, il met son projet à exécution en 1516. Il met en place les fameux piliers et, à l’ouest de la ville, il édifie un petit monticule artificiel, sur lequel il installe trois croix. Mais Boffin ne s’arrête pas là : il veut « copier » Jérusalem. Or, « considérant qu’en ladite sainte cité de Jérusalem, auprès dudit Mont Calvaire, il y a un couvent des frères de la règle de l’Observance saint François, qui sont gardes desdits Mont Calvaire et Saint-Sépulcre », Boffin décide de fonder un petit couvent de franciscains près du calvaire de Romans. Sa première pierre est posée le 15 mars 1517, et la construction bénéficie de l’appui du roi François 1er. C’est l’origine de l’actuelle église Sainte-Croix.
Romans, Jérusalem-bis
Dans son entreprise, Romanet Boffin va recevoir un renfort providentiel : toujours en cette année 1516, deux franciscains français reviennent de Terre sainte où ils ont résidé pendant sept ans. Or, passant par Romans, ils sont frappés des étonnantes ressemblances morphologiques avec Jérusalem, et ils le font savoir par leur prédication. Le vallon de la Presle reproduit la vallée du Cédron, et le plateau Saint-Romain, le mont des oliviers. Comme à Jérusalem, le calvaire de Romans est situé hors les murs de la ville. Cette conformité entre la cité de David et celle de Romanet Boffin est invérifiable aujourd’hui, mais il est curieux de constater qu’elle a laissé des traces dans la toponymie : en cherchant un peu, on peut toujours prendre « l’escalier Josaphat » et parcourir « la côte Montolivet ». Romans, véritable Jérusalem-bis, connaît un vrai succès populaire. Des miracles s’y produisent. Le calvaire devient un pèlerinage très fréquenté.
Ombres et lumières sur le calvaire de Romans
Hélas ! Les guerres de religion, très violentes en ces régions, interrompent ce pèlerinage. En 1562, les calvinistes mettent le feu au calvaire et les religieux doivent s’enfuir. Pendant vingt ans, les lieux sont inoccupés. Dans les années 1580, les Franciscains Observants opèrent un timide retour, mais c’est surtout à partir de 1612, lorsque les Récollets prennent possession du couvent, que le calvaire et les stations vont être restaurés. En 1638, le récollet Archange de Clermont publie Le Transport du Mont-Calvaire de Hierusalem en France, par la piété d’un Catholique Dauphinois, un ouvrage qui connaît un certain succès et contribue à relancer le pèlerinage. À cette époque le « grand voyage » comporte 37 stations. La Révolution va stopper net cette renaissance. En 1794, le calvaire est dévasté et l’église vendue. Au XIXe siècle, le couvent abrite brièvement une chartreuse, puis un séminaire diocésain. Après 1820, on entreprend de reconstruire le calvaire et les stations. L’itinéraire du « grand voyage » est alors définitivement fixé, et la ferveur populaire à nouveau au rendez-vous. Mais au début du XXe siècle, le chemin de croix se dégrade du fait de l’utilisation de la molasse, une pierre très fragile. La fréquentation du « grand voyage » baisse également. Il faudra attendre les années 1970 pour que les fidèles et les amoureux du patrimoine redécouvrent ce chemin de croix urbain, unique en France. Depuis, la restauration des édicules et du calvaire a été entreprise, tandis que l’on a renoué avec la tradition du « grand voyage » du Vendredi saint. Puisse cette traversée pédestre de Romans (mais aussi les modestes chemins de croix de nos églises) nous aider à réellement compatir (c’est-à-dire « souffrir avec »), compatir avec Jésus, mort sur la croix, mais heureusement pour nous, ressuscité ! Et à quand le jumelage entre Romans et Jérusalem ?