François, pèlerin de Compostelle
Entre 1209, date à laquelle François se rend à Rome pour demander au pape l’approbation de sa forme de vie, et 1217, année du chapitre général de la Portioncule, la chronologie des activités de François et de sa fraternité n’est pas facile à établir avec précision. En témoigne le don de la montagne de l’Alverne au Poverello par le comte Orlando Catani. L’événement est indiscutable, mais sa date (printemps 1213, selon des traditions remontant à la fin du XIIIe siècle) est peu sûre. Autre exemple de casse-tête pour les historiens, le voyage en Espagne, et peut-être même jusqu’à Saint-Jacques-deCompostelle.
Vers le Maroc, en passant par l’Espagne
À l’origine, les frères vivent sur le mode de l’itinérance, travaillant de leurs mains, proclamant l’Évangile et prêchant la pénitence. Ils ne disposent pas de véritables couvents, mais de modestes « lieux » (des cabanes auprès de petites chapelles, comme la Portioncule), où ils reprennent souffle entre deux temps de pérégrination. Dévoré par l’ardeur missionnaire et le désir du martyre, François tente (sans doute en 1211) de rejoindre la Syrie par bateau, mais, en raison de vents contraires, il s’échoue sur la côte dalmate et doit renoncer à cette expédition maritime.
Quelques années plus tard, il récidive, mais par voie terrestre. Thomas de Celano, dans sa Première vie (1228), nous apprend qu’avec un compagnon, il prend « la route du Maroc pour prêcher l’Évangile du Christ au calife et à ses sujets », mais qu’à son arrivée en Espagne, le bon Dieu « lui résista en face et l’empêcha d’aller plus loin en lui infligeant une maladie ». François est obligé de rebrousser chemin et il regagne Assise. Ces informations, reprises par les autres biographies primitives, laissent subsister quelques zones d’ombre. Si personne ne conteste la réalité de cette tentative missionnaire en direction du Maroc, sa date reste imprécise. Pour les auteurs du nouveau Totum français des sources franciscaines, cette équipée s’est déroulée au cours de l’été 1213. Selon d’autres historiens, plutôt l’année suivante. C’est d’ailleurs le millésime de 1214 qui a été retenu par les actuels frères mineurs espagnols, afin de célébrer le huitième centenaire de l’événement.
On peut se demander également de quelle maladie François est subitement atteint pour être contraint à faire demi-tour. Selon le Traité des miracles, rédigé plus tardivement (vers 1250) par le même Celano, François, revenant d’Espagne, serait « tombé très gravement malade. Affligé, en effet, de l’indigence en même temps que de son mal et chassé par la rusticité de son hôte de l’endroit où il était hébergé, il perdit la parole pendant trois jours ». Tout ceci peut s’expliquer. De constitution fragile, le Poverello est épuisé par un long voyage effectué à pied, dans des conditions rudimentaires. L’expulsion d’un gite d’étape est peut-être la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Et Compostelle ?
La « visite à Monseigneur saint Jacques », très prisée par les laïcs au Moyen Âge, ne pouvait qu’attirer les frères. Au tout début de l’existence de la fraternité (avant 1209), les huit compagnons, répartis deux par deux, s’en vont « annoncer aux hommes la paix et la pénitence pour la rémission des péchés ». Or, précise Celano, « frère Bernard prit la route avec frère Gilles en direction de Saint-Jacques », tandis que François et un autre compagnon firent le choix d’une « autre région du monde », sans doute la vallée de Rieti. François n’effectue donc pas en personne cette première tentative de pèlerinage sur la tombe de l’apôtre. Les autres sources primitives n’en disent pas davantage.
Il faut attendre une deuxième vague de documents – datant du XIVe siècle – pour qu’un détour par Compostelle soit mentionné et vienne se greffer sur le voyage missionnaire au Maroc, voire élimine purement et simplement celui-ci. Selon la Chronique des vingt-quatre généraux, écrite dans les années 1370 par le frère Arnaud de Sarrant, François partit pour le Maroc, tomba gravement malade, mais « néanmoins, visita dévotement la tombe de l’apôtre Jacques ».
Dans les Actes du Bienheureux François (rédigées vers 1330, version originelle des Fioretti), il n’est pas question du Maroc : « Au commencement de l’Ordre, quand les frères étaient encore peu nombreux et qu’ils n’occupaient pas encore de véritables couvents, saint François alla visiter Saint-Jacques, emmenant avec lui quelques compagnons dont l’un était frère Bernard ». En chemin, ils rencontrent un malade, que François, pris de pitié, confie à la garde de Bernard, tandis que les autres poursuivent leur pèlerinage. Arrivés à Compostelle, les frères se tiennent dans l’immense basilique romane, lorsque le Seigneur révèle à François « qu’il occuperait des lieux par le monde, car son Ordre devait se dilater en une grande multitude ». Sur le chemin du retour, « saint François trouva frère Bernard et le malade qu’il lui avait confié en parfaite santé. Aussi saint François permit-il que frère Bernard allât l’année suivante à Saint-Jacques ».
Qu’en est-il de l’historicité de ce pèlerinage de François ? Elle est probablement bien moindre que celle concernant l’équipée missionnaire avortée vers le Maroc. Les deux traditions nous renvoient aussi des images différentes du Poverello : la plus ancienne nous montre un homme que seul un accident de santé empêche d’aller témoigner de sa foi auprès du calife ; la plus récente met l’accent sur l’itinérance de François et de
ses frères.
Quoi qu’il soit du caractère historique de ce pèlerinage à Saint-Jacques, il est étonnant de constater que de nombreuses localités situées sur le camino espagnol (mais aussi en Provence et dans le Roussillon) bénéficient de très anciennes traditions mentionnant le passage de François et la fondation par celui-ci d’un couvent de frères. C’est le cas à Rocaforte (près de Sangüesa), Tudela, Pampelune, Logroño, Burgos, Leon, Astorga, Villafranca del Bierzo, Lugo, et, bien entendu, Saint-Jacques-de-Compostelle.
Ces textes, qui ne sont forcément d’origine franciscaine, sont « illustrés » sur le terrain par de très beaux et très anciens couvents, et même, à Saint-Jacques, par un curieux monument à la gloire de saint François. Il existe donc une manière toute franciscaine de faire route vers Compostelle, au moins sur le camino espagnol. Une idée pour un futur pèlerinage.