La Toussaint de l’ordre, une foule réjouissante !
Le 29 novembre, la famille franciscaine célèbre la « Toussaint de l’Ordre ». L’occasion de faire mémoire du long cortège de tous les saints et bienheureux de la famille franciscaine. Pourquoi une telle floraison de sainteté ? Peut-on – doit-on – se réjouir d’un nombre si important de saints et bienheureux franciscains ?
« Je vis une foule immense que personne ne pouvait compter, de toute nation, de toute tribu, de tout peuple et de toute langue. Ils étaient debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches et tenant des palmes à la main ». Ce célèbre passage de l’Apocalypse (7, 9), que nous écoutons lors de la Toussaint, peut s’appliquer à la multitude des saints de la famille franciscaine que nous fêtons en ce 29 novembre. Ces hommes et ces femmes, religieux ou séculiers, appartiennent effectivement à des nations, des cultures et des époques très différentes. On y rencontre aussi bien un descendant d’esclaves africains (Benoît le More) qu’une fille du roi de Bohême (Agnès de Thuringe), un ancien étudiant de l’université de Cracovie (Simon de Lipnica) qu’un frère quêteur analphabète (Umile de Bisignano), un adepte de l’ermitage (Bonaventure de Barcelone) qu’une fondatrice de congrégation missionnaire (Marie de la Passion), un compagnon de François (Gilles, † 1262) ou un capucin vedette de la télévision italienne (Mariano de Turin, † 1972). Ce peuple n’est d’ailleurs pas uniquement constitué de frères et de sœurs définitivement estampillés « saints » ou « bienheureux », mais compte bien d’autres candidats dont le procès de canonisation est en cours d’examen. Un ouvrage récent consacré aux seuls saints de la famille capucine recense 65 canonisés et béatifiés, mais aussi plus de 150 « vénérables » ou « serviteurs de Dieu » – c’est-à-dire des religieux ou des moniales qui ont franchi les premières étapes en vue de la béatification.
Avec le pape Jean-Paul II, le nombre des saints de la famille franciscaine s’est encore accru (canonisations de Maximilien Kolbe et du padre Pio), et le mouvement ne semble pas prêt de se ralentir. En 2012, nous avons eu droit aux béatifications des martyrs franciscains de Prague et de Gabriel M. Allegra (1907-1976) – un frère mineur italien qui a voué sa vie à la mission de Chine, et qui est le premier à avoir traduit entièrement la Bible en chinois. Au cours de cet automne, 34 capucins ont été béatifiés : Le 21 septembre, à Bergame, Thomas d’Olera (1563-1631), humble frère quêteur et maître spirituel, et le 13 octobre, à Tarragone, André de Palazuelo et ses 32 compagnons, martyrisés au cours de la guerre civile espagnole (1936-1937). Le 27 avril prochain, ce sera au tour du pape Jean XXIII (tertiaire) d’être canonisé, et enfin, on espère pour bientôt les béatifications du vénérable Bernardin de Portogruaro, ancien ministre général des frères mineurs, et de Gabriel-Maria, le co-fondateur de l’ordre de l’Annonciade.
Faut-il se réjouir ?
Le cortège de saints et de bienheureux de la famille franciscaine n’en finit donc pas de grossir ses rangs. Pouvons-nous nous en réjouir ? Officiellement, oui. « Je suis heureux de partager une bonne nouvelle avec vous », écrit Mauro Jöhri, ministre général des capucins, en annonçant à ses frères les béatifications de cet automne. Et il poursuit : « Encore une fois, notre ordre connaît un moment de grâce en donnant à l’Église des frères qui ont vécu authentiquement la suite du Christ ». Pourtant, il ne faut pas être grand clerc pour s’apercevoir que les frères sont quant à eux partagés sur la question. Les motifs de leur réserve voire de leur indifférence sont divers : n’y a-t-il pas trop de religieux béatifiés ou canonisés au détriment des membres de la fraternité séculière ? Ceux qui sont ainsi « élevés sur les autels » peuvent-ils vraiment nous être proposés comme modèles ? Un frère qui bénéficie d’une vraie réputation de sainteté, mais qui, vivant à la fin du XIXe siècle, a eu des mots très durs envers les juifs et les protestants, peut-il vraiment être béatifié, aujourd’hui ? Les réticences des frères se trouvent aussi enracinées dans une certaine tradition franciscaine, qui remonte… à François lui-même ! Apprenant le martyre de cinq religieux au Maroc (1220), le Poverello aurait certes déclaré « désormais, je peux dire en vérité que j’ai cinq frères », mais si l’on en croit le chroniqueur Jourdain de Giano, il aurait bien vite tempéré l’enthousiasme de ses compagnons : « Quand on rapporta le martyre et la légende [au sens du récit de leur martyre] desdits frères au bienheureux François, il entendit qu’on y faisait son éloge et vit que les frères tiraient gloire de la passion des autres ; comme il avait le plus grand mépris pour lui-même et qu’il dédaignait les louanges et la gloire, il repoussa la légende et interdit de la lire en disant : “Que chacun soit glorifié par sa propre passion et non par celle des autres” ». Au nom de la minorité et de l’humilité franciscaines, il nous faudrait donc refuser béatifications et canonisations. Un grand théologien contemporain, Hans Urs von Balthasar, ne dit d’ailleurs guère autre chose que François : « Nous devrions être très réservés et prudents dans le culte de nos martyrs et de nos confesseurs. Pas pour eux, mais pour nous. Si leurs épreuves comportent un moment de gloire, ce n’est certainement pas la nôtre, mais uniquement la gloire de celui pour lequel ils ont souffert et sont morts. Ne nous parons pas des plumes des autres, de celles de Dieu en l’occurrence ».
Et pourtant…
L’Église, en qui nous avons placé notre confiance, continue de proposer à notre vénération de nouveaux saints et bienheureux franciscains. Ce n’est pas sans raison. N’est-ce pas d’abord le signe le plus parlant de la fécondité de la voie évangélique inaugurée par François ? En entrant dans la famille du Poverello – comme frère, comme moniale, comme membre du Tiers-Ordre –, je peux, nous pouvons, devenir saint ! Cela devrait nous enthousiasmer ! Par ailleurs, tout ce peuple, qui désormais est totalement uni à Dieu, peut intercéder en notre faveur. C’est la « Communion des saints » et nous aurions bien tort de faire la fine bouche. Ouvrons notre missel franciscain, prions les saints qui figurent presque à chaque jour, et demandons-leur de nous aider. Certes, il ne faut pas tout confondre : notre unique sauveur, c’est le Christ. Mais les saints peuvent intercéder auprès de Lui. Enfin, tous ces frères et ces sœurs, désormais béatifiés et canonisés, nous disent quelque chose… de François ! Un peu comme ces globes de cristal dont les multiples faces reflètent une unique source lumineuse, chaque saint ou bienheureux de la famille franciscaine porte à la perfection une vertu déjà présente chez François.