Saint François, source d’inspiration pour les Jésuites
« J’ai choisi François, le nom de mon cœur ». Premier pape jésuite de l’histoire, Jorge Mario Bergoglio est aussi le premier souverain pontife à avoir choisi le nom de François. Cette double innovation nous incite à relire l’histoire complexe et tumultueuse des relations entre Franciscains et Jésuites.
Le 16 mars, en recevant les journalistes, le nouveau pape a fait quelques confidences sur les raisons qui l’ont conduit à prendre le nom de François. Il a évoqué le rôle de son « grand ami », le cardinal franciscain Claudio Hummes, tout proche de lui pendant le conclave (cf. p.19). Il a aussi révélé que des cardinaux lui avaient suggéré d’autres noms, et notamment celui de « Clément ». « Mais pourquoi ? », leur a rétorqué le cardinal Bergoglio. « Parce qu’en devenant Clément XV, tu vengerais l’affront de Clément XIV qui avait supprimé la Compagnie de Jésus ». Il est vrai qu’en 1773, sous la pression des gouvernements maçonniques et anticléricaux d’Europe occidentale, le pape a ordonné la suppression des Jésuites et fait enfermer au Château Saint-Ange leur préposé (supérieur) général. Or, ce pape, Clément XIV, était franciscain !
Ce tragique épisode, qui atteste avant tout de la faiblesse politique de la papauté à cette époque, est à mettre au passif des relations entre les deux grands ordres religieux. Antérieurement, avaient surgi bien d’autres conflits, notamment en Asie. Au début du XVIIIe siècle, à Pondichéry, les Jésuites prônent des méthodes missionnaires proches de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’inculturation », et celles-ci sont vivement contestées par les Capucins. En Chine, au cours de la célèbre querelle des rites, les religieux de la famille franciscaine font également partie des adversaires des Jésuites. Pourtant, sur d’autres continents, les fils de saint Ignace paraissent avoir beaucoup emprunté aux fils de saint François. Ainsi, les fameuses « réductions » mises en places par les Jésuites en Amérique latine pour protéger les Indiens s’inscrivent dans le droit fil des missions franciscaines du Mexique.
Ignace à l’école de François
Pourtant, ces conflits, ces rivalités, ces emprunts, ne doivent pas masquer une réalité autrement plus profonde : Ignace et ses premiers compagnons ont vécu dans une grande proximité spirituelle avec les fils de saint François, et la Compagnie de Jésus ne peut pas se comprendre sans cet enracinement franciscain. En cette fin du XVe siècle, le Pays Basque qui donne naissance à Íñigo López de Loyola vit dans une atmosphère religieuse marquée par l’Observance franciscaine. À quinze ans, Ignace devient page du trésorier général des rois de Castille, également fondateur d’un monastère de clarisses. Plusieurs membres de sa famille, surtout des femmes, entrent dans des monastères franciscains. De même, la tante de François Xavier, représentée sur sa chasse à Goa, était l’abbesse des clarisses de Gandie. Au cours de sa conversion, Ignace lit des vies de saints, dont celle du Poverello, ce qui l’amène à se dire intérieurement : « Saint Dominique a fait ceci, eh bien, moi, il faut que je le fasse. Saint François a fait cela, eh bien, moi il faut que je le fasse ». Par la suite, il retrouvera les Frères Mineurs à Jérusalem. L’idéal des premiers compagnons n’est pas sans liens avec la fraternité franciscaine primitive : vivre au plus près l’Évangile et prêcher dans la pauvreté. Pendant la Semaine sainte de 1541, alors qu’Ignace vient d’être élu à l’unanimité premier « préposé général », il s’enferme pendant trois jours avec son confesseur franciscain au couvent de San Pietro in Montorio, sur le Janicule, pour y discerner la volonté du Seigneur. Il charge même ce frère mineur d’écrire sous enveloppe cachetée aux compagnons, pour leur demander si Ignace doit ou non accepter cette charge. Lorsqu’il rédige les premières constitutions de la Compagnie, Ignace s’inspire de la règle de François. Un jour qu’il doit refuser à un novice l’autorisation de partir en mission, il argumente ainsi : « Je n’ai jamais lu que François ou quelque autre des saints Pères ait accordé pareille chose à quelqu’un avant qu’il n’ait émis ses vœux et qu’on le connût bien ». Bref, François a toujours compté pour Ignace, à tel point qu’une tradition ancienne range le fondateur de la Compagnie de Jésus parmi les tertiaires franciscains. Cela ne serait guère étonnant, mais ce n’est pas prouvé !
La chapelle Saint-François du Gesù
Cette influence franciscaine va se faire sentir également chez celui qui fut le troisième préposé général de la Compagnie de Jésus, saint François Borgia (1510-1572). Le fils aîné du duc de Gandie se convertit à la mort de sa femme. Tertiaire franciscain, apparenté à plusieurs clarisses, il se lie d’amitié avec Pierre d’Alcantara, et, sur les conseils d’un frère laïc franciscain, demande à entrer dans la Compagnie. En 1565, il est élu général, et trois ans plus tard, il met en chantier la grande église romaine du Gesù. Or, dans ce grand édifice bâti à la gloire de la Compagnie, François Borgia ne va pas oublier son saint patron, puisqu’il lui réserve la chapelle située à la droite du chœur. Aujourd’hui, cette chapelle est dédiée au Sacré-Cœur, mais elle a conservé un magnifique cycle de fresques consacré au Poverello. Ces peintures – réalisées à la fin du XVIe siècle par un artiste flamand (Marten Pepijn ?), secondé pour les paysages par Paul Bril – ont été commandées par la noble Olimpia Orsini, parente de Vittoria Colonna, laquelle, par le passé, avait pris la défense des premiers capucins. Il est d’ailleurs à remarquer que, sur toutes ces fresques, François et ses compagnons sont représentés en capucin – le capuchon très pointu faisant corps avec la bure. Ainsi, dans la grande église de la Compagnie, François apparaît sous les traits de ces franciscains réformés qui sont à la fois les contemporains et les plus proches des Jésuites. Les deux ordres, par exemple, auront exactement la même attitude à l’égard des femmes. Ils refuseront de prendre sous leur direction des monastères féminins (par obéissance, les Capucins seront bien obligés d’en accepter quelques-uns), tout en acceptant de prendre soin de la vie spirituelle des femmes. Une même « modernité » réunit Capucins et Jésuites.
Prions pour l’Église et pour notre pape François ! Pour ceux qui ont la chance de se rendre à Rome, rendez-vous au Gesù, dans l’actuelle chapelle du Sacré-Cœur.
Pour en savoir plus sur la chapelle franciscaine du Gesù : Raffaele Russo, Il Ciclo Francescano nella chiesa del Gesù in Roma, Rome, Institut historique des capucins, 2001.