Rencontre avec... Jacques Arènes
Psychologue et psychanalyste né en 1957, Jacques Arènes est maître de conférences à l’Institut catholique de Lille, au Centre d’éthique de la famille et du sujet contemporain. Il codirige le département de recherches « Sociétés humaines et responsabilités éducatives » au Collège des Bernardins. Il enseigne également à l’Institut catholique de Paris et à la faculté jésuite du Centre Sèvres. Il revient sur le phénomène grandissant de la théorie du genre et ses implications dans la société contemporaine.
Vous faites la distinction entre les gender studies et la théorie du genre en elle-même ; pouvez-vous nous décrire l’évolution ?
Les gender studies sont nées chez les Anglo-Saxons dans la lignée des études sur les minorités. Il s’agit de démontrer et de voir les stéréotypes sociaux autour de la différence des sexes. C’est quelque chose de bien documenté et il n’y a pas tant de conflits autour de cela. Tout le monde est plus ou moins d’accord aujourd’hui pour dire que les constructions sociales ont alimenté le pouvoir de l’homme sur la femme dans les siècles précédents. Ces études ont commencé après-guerre. Puis il y a eu peu à peu un glissement et certains théoriciens ont « glissé » vers un constructivisme radical (tout ce qui concerne la sexuation serait construit). C’est un mouvement porté notamment par les théoriciens du monde gay et lesbien comme l’américaine Judith Butler. Il s’agit de théories postmodernes où on a l’impression que tout ce qui tourne autour de la différence des sexes et de la manière dont elle est pensée par la société est entièrement construit. C’est un autre registre où, à la limite, on refuse toute importance de la sexuation. Le donné corporel n’est pas nié, mais il « doit » être subverti d’une manière militante. Ces hypothèses constructivistes cherchent à refonder la différence des sexes. La réalité, même corporelle, « doit » être remodelée selon les pratiques et les vœux de chacun.
Est-ce que le succès de cette théorie peut s’expliquer par l’émancipation sexuelle des sociétés occidentales, par une sorte de sexualisation de la société ?
Non, c’est plus profond que ça. L’émancipation sexuelle de la société est importante, mais je crois qu’il y a l’idée que l’identité s’engage dans la question de la sexualité – ce qui n’est d’ailleurs pas antinomique avec la tradition chrétienne –, mais qu’en plus, les pratiques elles-mêmes transforment l’identité. C’est ce que beaucoup ont appelé la « pratique de soi ». L’idée de ces courants, dans une filiation avec les pensées de Foucault ou Deleuze, c’est que les pratiques de soi, notamment sexuelles, sont « politiques ». Elles transforment la personne et la société. Certains militants homosexuels peuvent considérer que leur sexualité a une valeur politique et que la norme hétérosexuelle est quelque chose à transformer en une politique des sexualités. Ce ne sont pas seulement des discours mais aussi une manière d’être, une esthétique de vie qui veut transformer le monde commun.
La théorie du genre est finalement un discours très politique…
Oui, c’est ce que disait Foucault dans ses derniers écrits quand il soulignait que le style de vie homosexuel pouvait révolutionner la politique. Ce n’est pas faux, car, bien plus qu’une revendication d’égalité des droits, il y a aussi cette idée qu’il y a dans les « pratiques de soi » de certaines trajectoires personnelles de sexualité – par exemple de type homosexuel –, quelque chose qui peut changer la façon de voir d’une société, notamment le rapport à une identité qui est perçue comme fixée. On est donc tout à fait dans une perspective politique, et d’ailleurs les théoriciens du genre comme l’américaine Judith Butler se réclament tout à fait d’une politique des minorités. Il est intéressant de voir qu’ils évoquent souvent la métaphore du racisme, notamment aux États-Unis, et la mise en avant d’une politique postcoloniale. Butler dit par exemple qu’un hétérosexuel qui ne supporte pas l’idée de coucher avec une personne du même sexe participe au même type de phobie que celle éprouvée par un ou une blanc(he) à l’idée du rapprochement sexuel avec un ou une noir(e) il y a un siècle !
La théorie du genre semble être portée par une minorité ; encourage-t-elle l’individualisme, le communautarisme ?
Les évolutions les plus récentes de la théorie du genre (le mouvement queer par exemple) sont clairement portées par la « minorité » homosexuelle militante. Mais ces théories, même dans la radicalité de certains de leurs aspects, attirent beaucoup de gens, à cause de leur désir de transformation de ce qui est donné. C’est une idée répandue dans le monde contemporain. Le désir de transformation du corps n’est pas seulement limité à la question de la sexualité. C’est ce qu’on appelle le post-humanisme, dont les idées sont empruntées aux mythes scientifiques contemporains, où certains pensent qu’avec des gadgets électroniques et des recherches biologiques, ils pourront arriver à une forme d’immortalité. Comment disposer librement de son corps et repousser les barrières de la finitude ? Pourquoi interdirait-on à une femme de 60 ans d’avoir des enfants ? Pourquoi s’empêcherait-on d’imaginer un utérus artificiel, qui permettrait aux hommes de procréer ? Ce type d’idées, autrefois considéré comme de la science fiction, fait partie aujourd’hui des possibles…
Pour vous, « un enjeu très concret de la théorie du genre est bien de se débarrasser de la différence comme moteur d’appel à l’altérité, par des systèmes d’autoproduction du sens ». Que voulez-vous dire ?
Au fond, la thèse des derniers avatars de la théorie du genre est que l’identité différenciée qui existait jusqu’à il y a quelques dizaines d’années, c’est-à-dire la différence homme-femme généralement acceptée, est en fait porteuse d’oppression en tant que telle. Selon eux, différencier les identités viendrait d’une société de pouvoir. Pour certains théoriciens, l’altérité n’est donc plus perçue comme fructueuse ou vécue dans un respect des différences. Il y a donc une impossibilité à penser une forme d’égalité de droit ou de dignité dans la différence, celle-ci étant ainsi considérée comme aliénante. À l’inverse, « l’autoproduction du sens », c’est-à-dire la production personnelle d’une direction de vie et du sens que l’on veut lui donner, est mise en avant, y compris dans la question de la sexuation. L’identité sexuelle est ainsi considérée comme ce qui pourrait être de l’ordre du choix personnel. Je crois donc que l’enjeu est de rappeler que la différence sexuelle non seulement n’opprime aucun des deux sexes, mais peut être au contraire un lieu de construction de soi et de dynamisme personnel. Par ailleurs, il n’est pas obligatoire que les constructions sociales autour de la sexuation justifient des systèmes d’oppression.
Quelles conséquences anthropologiques peuvent avoir ces théories dans notre monde contemporain ?
Nous évoquons toujours ici certains éléments les plus contemporains des théories du genre. Les conséquences sont importantes, ce sont celles d’éliminer la différence comme quelque chose de vivant et de constructif. Il peut toujours y avoir un risque d’oppression lié à la différence, mais je crois profondément que cette différence – pas seulement des sexes mais aussi des générations – est fructueuse et construit le sujet. Pour un enfant, avoir des parents de sexe différent est quelque chose de bénéfique et constructeur, c’est un appel d’air. À l’inverse, je pense qu’un point de vue purement autonome, même vis-à-vis des données de la sexuation, est très angoissant car il n’y a plus aucun appui externe pour se construire. On est dans une espèce de marche en avant où seules les « pratiques de soi » sont censées déterminer une direction de vie. Cela mène souvent à une solitude assez effrayante que les personnes ne repèrent pas d’emblée. C’est une théorie de l’effondrement du sujet sur lui-même, très dépressive, que l’on retrouve dans le post-humanisme. On désire se libérer d’un certain nombre de contraintes, mais il est illusoire de s’affranchir complètement des contraintes de la biologie. Et cette marche en avant continuelle pour atteindre quelque chose de soi dans une transformation constante peut engendrer un puits d’angoisse. Je pense, quant à moi, que l’on peut concilier une logique de l’altérité, et du souci de la différence, et une réelle créativité de vie.
Quelle parole les chrétiens peuvent-ils apporter face à cette théorie, sans être taxés d’homophobes ou de réactionnaires ?
Une des paroles est de dire d’une part que le constructivisme pur et simple est complètement illusoire, et d’autre part de rappeler que la différence des sexes est structurante dans une dynamique d’égalité et de respect de chacun des sexes l’un envers l’autre. Il y a possibilité de vivre une réelle complémentarité entre homme et femme, en sortant de cette dialectique de la domination. On peut rappeler enfin que, même si par le passé il y a eu de la domination à travers les sociétés façonnées par le christianisme, il avait aussi de la saveur dans la vie des gens ! On voit bien chez nos grands-parents et arrière-grands-parents combien les choses étaient plus complexes qu’une pure domination des hommes sur les femmes. Dans l’histoire du christianisme, il y a à la fois une insistance sur la différence des sexes, et l’idée que ce qui les réunit est plus important que ce qui les différencie.