Adnane Mokrani

19 Septembre 2011 | par

Né à Tunis en 1966, fils d’un militant communiste et athée, Adnane Mokrani est docteur en théologie islamique. Après des études à Constantine (Algérie) puis à Tunis, une bourse le conduit à Rome en 1998. En 2005, il devient le premier musulman professeur dans une université pontificale. Il enseigne à l’université Grégorienne les études islamiques et les relations islamo-chrétiennes. Pour lui, « le dialogue n’est pas un risque, mais l’occasion d’une libération ».

 

 

Depuis la première rencontre d’Assise il y a 25 ans, quel est le chemin parcouru en matière de dialogue interreligieux ?

Il est difficile de dresser un bilan général, mais je crois que ce dialogue est devenu partie intégrante de la vie religieuse des différentes communautés dans le monde. Assise est un symbole efficace, une belle image. Nous avons besoin de ces images fortes pour confirmer la foi dans le dialogue. On peut néanmoins trouver des hésitations ou des méfiances chez certains musulmans comme chez certains chrétiens, mais je crois que le choix du dialogue est devenu irréversible. Depuis cette rencontre, on a pris conscience que le dialogue était un mode de vie, mais aussi une spiritualité. Vivre ce dialogue, c’est s’ouvrir à ce qui est universel et aussi à ce qui est plus humain.

 

Quelle définition donnez-vous au dialogue ?

Il y a plusieurs façons de vivre sa foi. On peut concevoir une religiosité identitaire, celle d’un corps social qui s’oppose à d’autres groupes, mais cette vision peut, à mon sens, devenir dangereuse voire antireligieuse. La fonction de la religion est d’éduquer la personne à être plus humaine et plus ouverte. Il y a, en revanche, une religiosité plus saine, celle justement du dialogue, qui est un travail de purification intérieure et permet de faire tomber les préjugés ; il nous conduit à une connaissance personnelle de l’autre. Il s’agit de dépasser les stéréotypes. Le principal obstacle au dialogue vient souvent de l’intérieur même des religions.

On apprend toujours quelque chose des autres : avec les gens ouverts, on apprend l’ouverture, et avec les gens fermés, on apprend l’art de la patience.

 

« Le dialogue est déjà une manière d’être religieux », dites-vous…

Pour parler avec l’autre, le dialogue au sein même des religions est nécessaire. Œcuménisme et interreligieux vont de pair. Le dialogue œcuménique, comme à l’intérieur de l’islam, exige une réforme de ce qui est religieux. Par exemple, à travers les différences entre les branches chiite et sunnite, on touche à l’enjeu profond de la religion. Écouter véritablement l’autre, même quand il parle de manière abusive, est un test décisif et un défi très important pour l’homme religieux. Il montre concrètement qu’il s’est libéré de l’égoïsme, individuel ou collectif, qui prend souvent des formes déguisées pour ne pas dire religieuses. Le dialogue lui-même est un mode ascétique de purification intérieure. Dialoguer est une manière d’approfondir notre religiosité, si nous entendons la religion comme la découverte sans fin des visages de Dieu dans le cosmos et dans l’homme.

 

Que peut apporter l’islam au dialogue interreligieux ?

L’islam est une religion mondiale, présente sur tous les continents, mais il manque chez nous une véritable théologie qui soit consciente de ce pluralisme. Je crois que le dialogue interreligieux peut aider à réformer la pensée islamique. Les musulmans « ouverts » ont l’occasion de voir des choses différentes, de se confronter aux autres cultures et d’apprendre de cette altérité. Comme théologien musulman, je n’aime pas dire que les musulmans ont des particularismes.

En revanche, les valeurs de l’islam sont universelles et servent au dialogue : le sens de la dignité humaine, la liberté, la responsabilité vis-à-vis de la Création… Le rôle de l’islam – comme des autres religions d’ailleurs – n’est pas de porter des valeurs nouvelles, mais, au contraire, de conforter des valeurs universelles. Il y a un hadith du Prophète qui dit : « J’ai été envoyé pour confirmer la bonne morale ». L’islam est une religion qui cherche dans l’être humain les valeurs

essentielles. Ainsi, le dialogue ne sert pas à affirmer la supériorité d’une religion sur une autre, mais bien de mettre en lumière un système de valeurs communes.


 

Votre statut de professeur musulman dans une université pontificale est-il déjà une manière d’expérimenter ce dialogue ?

Je dirais que cette expérience relève du « post-dialogue ». Avec mes collègues catholiques, mes amis catholiques, nous avons une vie commune, une véritable amitié. Le dialogue sert à bâtir cette unité. Je vois ici le dialogue comme une préparation, une initiation à une rencontre humaine, mais dans mon expérience quotidienne, on est même au-delà. Quand deux amis discutent, aucun ne se dit « je suis en dialogue », c’est parfaitement naturel ! Je crois qu’à travers cette expérience d’amitié, on peut toujours découvrir en l’autre cette part commune d’humanité. Pour moi, c’est découvrir le visage universel de Dieu.

 

On entend souvent dire qu’on peut dialoguer entre les personnes mais pas entre les religions…

Il y a deux façons de comprendre cette phrase. Il y a, d’un côté, ceux qui veulent « protéger » leur foi, qui ont une vision doctrinaire, une religion « de la ligne rouge ». Cette vision est une impasse pour moi pour la simple raison que le dialogue n’est pas une négociation. Certains y voient un risque de relativisme ; mais à mon sens ce risque n’existe que chez les gens dont la foi est fragile. Celui qui, en revanche, est sûr de sa foi n’a pas peur de la rencontre.

D’un autre côté, il est vrai que le dialogue se fait avec des personnes concrètes ; les religions sont portées par des personnes, ce qui est d’ailleurs leur richesse. On ne mettra bien sûr pas les gens d’accord sur les dogmes mais le problème n’est pas là. La religion ne se trouve pas dans les livres, ni dans les bibliothèques, mais dans la prière des individus.

 

Si vous deviez résumer l’esprit d’Assise, quel serait-il ?

L’esprit d’Assise représente un engagement sérieux de l’Église et du Saint-Père dans la voie du dialogue, et ceci est inestimable. Cela aide beaucoup les musulmans et les chrétiens qui sont engagés à construire des ponts, et peut encourager les personnes méfiantes. L’image du pape entouré des leaders des autres religions est vraiment un message pour le monde, celui de poursuivre ce choix fondamental pour l’humanité.

 

La Grégorienne

Fondée en 1581, l’Université pontificale grégorienne est l’héritière du Collège romain fondé 30 ans plus tôt par Ignace de Loyola et confié aux Jésuites par le Saint-Siège.

La Grégorienne doit son nom au pape Grégoire XIII qui l’inaugura en 1584.

Elle comprend aujourd’hui 6 facultés, 3 instituts et 4 centres d’études. Près de 3 000 étudiants, venant de plus de 130 pays, de 821 diocèses et de 84 instituts religieux, y sont inscrits. Cette universalité est aussi caractéristique du corps professoral, provenant d’environ 40 pays.


Updated on 06 Octobre 2016