Encadrer la mort pour respecter la vie...
Ces deux médecins liégeois sont accusés d’avoir laissé mourir un patient atteint d’une fibrose pulmonaire, maladie irréversible. Autour de ce fait, l’opinion se partage entre trois situations possibles.
Certains malades, affirment les uns, présentent un état terminal tellement difficile que des médecins prennent, seuls, l’initiative d’administrer une dose létale à leur patient condamné, sans qu’il y ait eu demande de la part de ce patient. Cette pratique est inacceptable, mais malheureusement fréquente.
Pour d’autres, ce seraient les malades eux-mêmes qui réclament l’euthanasie, mais ce qu’ils souhaitent en réalité, ce n’est pas mourir, mais mettre fin à leurs souffrances. Une fois qu’on a enrayé la douleur physique ou psychologique, dans le cadre d’une bonne médecine palliative, la demande d’euthanasie tombe. Cette approche existe, mais est encore trop rare dans notre société, faute de formation et de financement.
Il arrive enfin que des patients expriment une demande d’euthanasie de manière rationnelle, répétitive et non ambivalente, car ils estiment que leur existence ne répond plus à leurs critères personnels de qualité de vie et de dignité. Ces demandes sont très rares, mais elles existent. Selon un courant d’opinion, il faudrait pouvoir y répondre et apporter un cadre légal à l’euthanasie. C’est ce point précis qui est au centre du débat politique en Belgique actuellement, exprimé sous la forme suivante: faut-il ou non dépénaliser l’euthanasie? Voici tout d’abord les avis de deux médecins généralistes et de deux infirmières.
Je ne peux pas vous répondre «Si on m’avait posé la question il y a quelques années, répond Frédéric, 42 ans, médecin généraliste, j’aurais été catégorique: oui, l’euthanasie est un délit. Mais aujourd’hui, je ne sais plus. Je viens d’épouser une jeune femme qui a perdu son premier mari d’un cancer fulgurant après avoir été l’objet d’un acharnement thérapeutique effroyable. Et au moment où je vous parle, mon frère est en train de mourir d’un cancer du foie. Il est sous morphine tant sa douleur est grande. Franchement, je ne peux pas vous répondre…»
Nous manquons d’encadrement «J’ai travaillé pendant dix ans dans un service de médecine interne, de 1978 à 1988, explique Mathilde, infirmière en médecine interne, 50 ans. C’est vous dire si j’ai vu mourir des malades. A l’époque, une bonne infirmière était une infirmière qui travaillait beaucoup, supportait tout et ne se plaignait jamais. Souvent, j’ai été amenée à soigner des personnes âgées, irrémédiablement condamnées, qui devaient supporter chaque jour 5 à 6 heures de soins extrêmement douloureux. C’était insupportable pour eux et cela devenait insupportable pour nous, les infirmières… Je me souviens d’un très vieux monsieur. Il pesait à peine trente kilos. Il ne s’alimentait plus. Il ne communiquait plus, si ce n’est par un regard suppliant lorsque nous devions lui administrer des soins douloureux. Son corps était couvert d’escarres, les anti-douleurs prescrits au compte-gouttes – car on ne souciait pas de la douleur du patient – n’agissaient plus. Il était recroquevillé sur son lit, en position fœtale, et il souffrait... Nous avons parlé aux médecins qui nous ont répondu: nous ne pouvons rien faire de plus. Entre infirmières, nous avons pris la décision de lui administrer de l’insuline pour mettre un terme à sa vie…
Aujourd’hui, quand je pense à tout cela, je suis fâchée avec moi-même et je regrette d’avoir été amenée à participer à un acte d’euthanasie. J’aurais aimé avoir un encadrement, poser des questions, avoir des réponses, mais rien n’existait dans les hôpitaux pour nous aider dans ce type de situation : pas d’espace de dialogue, pas de concertation, pas de soutien, pas d’encadrement psychologique… Aujourd’hui, la pratique des soins palliatifs se développe et c’est pour moi la meilleure des solutions. De grands progrès ont été réalisés dans le traitement de la douleur, tant au niveau médical – médicaments, soins, massages, confort – qu’au niveau psychologique – formation du personnel soignant, aide apportée aux familles…»
Toute vie mérite respect «Je n’ai jamais été confrontée, dans mon unité, à un acte d’euthanasie. Sophie, 40 ans, est infirmière en soins intensifs. Les demandes réelles sont extrêmement rares. En réalité, je suis bien plus préoccupée par les excès que peut entraîner l’acharnement thérapeutique que par l’euthanasie. Le cas du patient liégeois montre bien qu’il est parfois difficile de faire la distinction entre euthanasie (provoquer délibérément la mort d’un malade pour mettre fin à ses souffrances) et rejet de l’acharnement thérapeutique (arrêt d’un traitement jugé inutile).
Je travaille dans un service de soins intensifs, ce qui veut dire que nous tentons à tout prix de protéger la vie. La vie est un bien précieux qui nous dépasse mais quand elle touche à sa fin, elle mérite le respect. Y mettre fin brutalement même pour de bonnes raisons n’est pas un acte banal et ne doit pas le devenir. L’unité de soins intensifs veut prolonger la vie; celle de soins palliatifs veut encadrer la mort; les deux sont nécessaires.»
Pourquoi pas?? «Il ne m’est jamais arrivé, dans la pratique de mon métier, qu’un patient me demande une euthanasie, affirme Jean, 47 ans, médecin généraliste. Il faut dire que je travaille surtout avec des Maghrébins; leur vision de la vie et de la mort est sans doute différente de la nôtre. Je crois néanmoins qu’une demande réelle et consciente de la part d’un patient qui veut interrompre une vie qui, pour lui, est à son terme, doit être prise en considération. Si après concertation, les médecins, la famille, la direction de l’hôpital, les infirmières sont d’accord pour accéder à la demande du patient, alors, oui, pourquoi ne pas pratiquer l’euthanasie. Dans des circonstances très précises, bien encadrées et pour des demandes réelles, je serais pour la dépénalisation de l’euthanasie.
Les vrais cas sont tellement rares. Une bonne pratique de soins palliatifs répond normalement à la majorité des demandes d’euthanasie, mais il faudrait que les médecins et les infirmières aient une meilleure formation ainsi qu’une réflexion au cours de leurs études sur l’aspect à la fois sociologique et philosophique de l’occultation de la mort dans notre société.»
Des positions variées Il apparaît de ces témoignages que l’euthanasie ne revêt pas la même signification ni la même gravité morale pour tous. Les positions telles qu’elles sont exprimées et au cœur d’un débat passionné, semblent mêmes inconciliables, car si pour les uns, il est normal de décider de mettre fin à des souffrances devenues insupportables pour le malade et pour le personnel soignant, pour d’autres, un tel acte est contraire au respect que l’on doit à la vie, à toute vie, en toutes ses phases et en toute situation
L’acte d’euthanasie pratiqué sous l’émotion d’une grave détresse pourrait même laisser place, par la suite, à un grave sentiment de culpabilité. Les réponses données à la question: faut-il ou non dépénaliser l’euthanasie ? demeurent donc ambiguës, tant que l’on ne se réfère pas aux critères qui président à la fois à la dignité du mourant et à l’éthique médicale. Le débat, pour être bénéfique, doit donc s’inspirer de ces critères et des pratiques visant à les respecter.
La dignité des mourants C’est à ce sujet que l’Académie pontificale de la Vie, fondée en 1994, a consacré sa Ve assemblée générale, du 24 au 27 février 1999. Les conclusions auxquelles sont parvenus des experts en biologie, psychologie, médecine, philosophie, théologie et droit, sont donc propres à éclairer le débat en cours. En voici les jalons essentiels.
• La vie humaine est sacrée et inviolable, en chacune de ses phases et en toute situation. Un être humain garde sa dignité, quelles que soient les circonstances physiques, psychiques ou relationnelles où il peut se trouver. La valeur de cette dignité n’est laissée ni à notre appréciation ni à une décision prise sous l’effet de l’émotion suscitée par la souffrance, et encore moins du choix du médecin, dont la vocation est de sauvegarder la vie. Il n’est pas exclu non plus que des pressions s’exercent sur le malade de la part des familles ou du corps médical, de même qu’il n’est pas toujours possible de distinguer un moment de détresse d’une ferme détermination à mettre fin à une vie…
• Il n’est pas rare de voir confondre l’obligation de respecter la vie avec les moyens mis en œuvre pour la prolonger à tout prix. L’engagement du médecin et du personnel soignant doit se poursuivre, non par l’acharnement thérapeutique, mais par l’application attentive et efficace des thérapies proportionnées et les soins palliatifs. Ce sont donc ces nouvelles pratiques qui doivent être développées, avant de penser à légaliser ou à dépénaliser l’euthanasie.
• La dignité du mourant est bien mieux servie par la présence, l’amour, le réconfort et les soins de ceux qui l’aident à porter ses souffrances que par la décision de le faire mourir. La souffrance, ainsi que la mort, passage vers Dieu, sont des réalités pleines de sens qui demandent à être accompagnées par la famille et par un personnel dûment formé.
Dans cet esprit et selon cette éthique, tout type d’euthanasie, comprise comme recours à des actions ou des omissions par lesquelles on tend à procurer la mort d’une personne afin de lui éviter la souffrance et la douleur ne peut donc qu’être refusée avec force et absolue conviction.