Des peurs de l’an mil à celles de l’an 2000
« Je suis certain, écrit le célèbre médiéviste Georges Duby, qu’il existait à l’aube de l’an mil une attente permanente, inquiète, de la fin du monde, car l’Evangile annonce que le Christ reviendra un jour, que les morts ressusciteront et qu’il fera le tri entre les bons et les méchants. Tout le monde le croit et attend ce jour de colère qui provoquera évidemment le tumulte et la destruction de toutes les choses visibles. »
L’Apocalypse, crainte et espérance Dans l’Apocalypse, on lit que lorsque mille ans seront écoulés, Satan sera libéré de ses chaînes. Viendra alors l’Antéchrist et l’on verra surgir du fond du monde des peuplades épouvantables. L’Apocalypse suscite la crainte, mais aussi l’espérance car dans les temps de persécution où elle fut écrite, elle annonçait qu’après les tribulations s’ouvrirait une période de paix.
«Il ne faut pas oublier, explique Georges Duby, que l’homme médiéval est dans un état de faiblesse extrême face aux forces de la nature. Il vit dans un dénuement matériel comparable à celui des peuples les plus pauvres d’Afrique noire aujourd’hui. La vie est rude et douloureuse pour la majorité des gens. Ils ont donc l’espoir que, passé une période de troubles terribles, l’humanité ira soit vers un monde meilleur délivré du mal, soit vers le paradis.»
Ainsi, les grandes terreurs de l’an mil ne sont qu’une légende. Ce sont les historiens du XIXe siècle qui ont imaginé que l’approche du millénaire avait suscité une sorte de panique collective chez nos ancêtres, que les gens mouraient de peur, qu’ils bradaient tout ce qu’ils possédaient. C’est pure invention. Voici deux témoignages d’époque. Le premier date de 999 et est écrit par un moine de l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire : « On m’a appris, écrit-il, que dans l’année 994, des prêtres de Paris annonçaient la fin du monde. Ce sont des fous. Jésus l’a dit : on ne saura jamais le jour ni l’heure. Prédire l’avenir, prétendre que cet événement terrifiant que tout le monde attend va se produire à tel moment, c’est aller contre la foi».
Le deuxième est écrit par Adémar de Chabannes, bénédictin de Saint-Cybaré d’Angoulême : «Pour la fin du monde, j’ai entendu pendant mon adolescence prêcher aux fidèles, dans la cathédrale de Paris, que l’Antéchrist se présenterait les mille ans à peine écoulés et que le Jugement universel aurait lieu peu après. A cette prédication, je me suis opposé avec tout le talent dont j’étais capable, en m’appuyant sur l’Apocalypse, les Evangiles, le Livre de Daniel. En fin de compte, cette erreur qui se propageait touchant la fin du monde, Richard, mon père abbé, d’heureuse mémoire, a trouvé les mots justes pour la repousser lui aussi... Le bruit s’était en effet répandu dans le monde entier que quand l’Annonciation tomberait un vendredi saint, ce serait sans discussion possible la fin du monde».
La crainte de la fin du monde, si présente au Moyen Age, a traversé les siècles. «C’est quelque chose qui perdure, commente Georges Duby. Ma mère, par exemple, n’était pas persuadée que la fin du monde n’allait pas arriver bientôt. Nous vivons encore portés par tout ce que nos ancêtres très lointains ont fait et pensé. Si l’on fouillait les consciences de nos contemporains, on trouverait beaucoup de gens qui nourrissent toujours l’idée que l’histoire humaine peut s’interrompre brusquement. Je me souviens des premiers essais atomiques. Les gens se demandaient si cela n’allait pas déclencher des réactions en chaîne et faire éclater l’univers. Quand on entend dire aujourd’hui que la croissance démographique est telle que dans quelques décennies la terre ne pourra plus nourrir les hommes (nous venons d’atteindre le chiffre de six milliards d’êtres humains !), beaucoup se demandent ce qu’il adviendra de l’espèce humaine. Quand on sait que les dinosaures ont disparu si soudainement qu’on retrouve encore des œufs qui n’ont pas éclos, cela conduit à imaginer que par tel ou tel mécanisme, par une défaillance totale des défenses immunitaires, par exemple, l’espèce humaine peut elle aussi disparaître».
Même si nous éprouvons tous aujourd’hui une appréhension, une inquiétude, un sentiment d’angoisse à l’approche du nouveau millénaire, nous sommes loin des terreurs annoncées par l’Apocalypse. Il faut essayer d’oublier qui nous sommes et nous mettre dans la peau des hommes et des femmes de l’an mil pour pénétrer dans la civilisation du Moyen Age, si différente de la nôtre. Personne ne doute alors qu’il y a un autre monde. Toutes les cultures, celle des gens d’Eglise, celle des paysans, celle des guerriers sont dominées par les mêmes angoisses à l’égard du monde invisible.
Elles partagent un sentiment général d’impuissance à dominer les forces de la nature. La colère divine pèse sur le monde et peut se manifester par tel ou tel fléau. Ce qui compte essentiellement, c’est de s’assurer la grâce du ciel. Tout ce qui apparaît comme un dérèglement dans la nature est considéré comme un signe annonçant les tribulations qui doivent précéder la fin du monde. Un exemple : tout le monde croit que selon la volonté divine, le cours des astres est régulier. Ainsi, l’apparition d’une comète, c’est-à-dire d’une irrégularité, suscite l’inquiétude. Ces événements extraordinaires sont des signes de Dieu, des messages pour rappeler aux hommes qu’il faut être prêt.
Peurs d’hier, peurs d’aujourd’hui Mais d’autres peurs apparaissent aujourd’hui qui suscitent l’angoisse et qu’il faut maîtriser.
La peur de la misère est très vive aux alentours de l’an mil. Mais cette misère est partagée, car au Moyen Age, les relations de solidarité et de fraternité sont très fortes.
La véritable misère apparaît plus tard, au 12e siècle. Mais de cette nouvelle forme de détresse naît un nouveau christianisme, celui de François d’Assise, prédécesseur des prêtres ouvriers et de l’abbé Pierre. On assiste alors au rapide développement d’institutions hospitalières et charitables.
La peur de l’autre, de tous ceux qui sont massés à nos frontières, existait-elle en l’an mil ? «Oui, répond Georges Duby. C’est une réalité d’autant plus pressante que peu de temps auparavant l’Europe a subi les invasions de peuplades pillardes (Vikings, Hongrois, Sarrasins... )».
La peur des épidémies Aujourd’hui, nous redoutons encore les épidémies, particulièrement celle du sida. En l’an mil, les populations redoutent tout autant le mal des ardents. La lèpre, particulièrement, semblait, comme le sida aujourd’hui, le signe distinctif d’une déviance sexuelle.
La peur de la violence et de l’insécurité domine le Moyen Age, mais aussi notre fin de siècle. Seule la puissance de l’Eglise, qui est et reste l’armature principale de la société médiévale, parvient à limiter la brutalité de cette époque. Cependant, les violences guerrières du Moyen Age sont infiniment moins meurtrières et destructrices que nos conflits contemporains !
La peur de l’au-delà L’homme médiéval est certain de ne pas disparaître complètement en attendant la résurrection, car rien ne s’arrête et tout se poursuit dans l’éternité. Aujourd’hui, la solidarité autour du passage de vie à trépas a disparu, ou du moins s’est fortement affaibli. Pour nous, la mort est devenue gênante, injuste. Le transfert vers la sépulture s’opère à la sauvette.
Le rôle de l’historien Ainsi, vivons-nous aujourd’hui des peurs semblables à celles de nos ancêtres il y a mille ans. « Notre société est inquiète, conclut Georges Duby. Le fait même qu’elle se tourne de plus en plus résolument vers sa mémoire en est une preuve. Nous n’arrêterons pas de commémorer des fêtes et des anniversaires. Si nous nous raccrochons ainsi à la mémoire des événements ou des grands hommes de notre histoire, c’est qu’une inquiétude est tapie au fond de nous ; c’est une manière de reprendre confiance en nous, en notre futur, en notre destin».
Aussi notre but, en récrivant l’histoire, est-il d’aider nos contemporains à garder confiance en leur avenir et à aborder mieux armés les difficultés qu’ils rencontrent quotidiennement.