Rencontre avec... Claire Ly
Comment vivez-vous les procès des chefs Khmers Rouges qui ont commencé avec la comparution de Kaing Guek Eav, alias Douch ?
Je n’attends rien d’autre de ces procès qu’ils permettent au peuple Cambodgien de se reconstruire. Et cette reconstruction passe par le travail de mémoire. Il faut que les victimes puissent exprimer ce qu’elles ont vécu. Même si c’est douloureux. Il faut aussi que la culpabilité des chefs Khmers Rouges soit mise à la connaissance du peuple Khmer. Non pas pour éveiller un esprit de vengeance, mais pour dire clairement que la mort de 2 millions de Khmers ne relève pas de la fatalité de la loi kharmique mais bien de la folie des hommes.
S’ils sont menés dans le respect de la mentalité khmère, alors ces procès devraient servir de tremplin à notre jeunesse et lui permettre de se tourner vers un avenir meilleur…
Pour la chrétienne que vous êtes devenue, est-il possible de pardonner ?
Je ne suis ni dans un esprit de vengeance ni dans un esprit de pardon. Face au mal absolu que comprend cette accusation de crime contre l’humanité, comment pourrais-je m’aventurer à dire à la légère que je pardonne aux Khmers Rouges ? Il y a eu trop de victimes. Seul Dieu peut pardonner le crime des Khmers Rouges.
Le pardon est un don du Seigneur. Moi je peux uniquement me tourner vers le Père et lui dire, comme Jésus sur la croix : « Père, pardonne-leur ».
Quelle était votre vie avant l’arrivée des Khmers Rouges, en 1975 ?
Mère d’un petit garçon de trois ans, et enceinte, je menais la vie tranquille d’une femme de la grande bourgeoisie khmère. J’avais un bon Kharma, comme on dit au Cambodge !
Issue d’une riche famille de Battambang – mon père était le premier exportateur de bois de luxe vers la France – j’avais l’habitude de venir passer des vacances en France. Mon mari, qui était banquier, et mon frère y ont d’ailleurs fait leurs études. Après avoir enseigné la philosophie pendant 4 ans, je travaillais au Ministère de L’Education Nationale, où j’étais chargée de traduire en cambodgien les œuvres littéraires et les manuels scolaires français. C’était une vie d’intellectuels…
Et tout s’est écroulé avec la prise de pouvoir de Pol Pot…
Nous étions précisément les personnes à abattre ! Car aux yeux des Khmers Rouges, les intellectuels étaient considérés comme impurs : ils avaient trop été en contact avec l’Occident. Or, les Khmers Rouges voulaient construire une société purement khmère, qui reviendrait à toutes les traditions d’origine sans rien emprunter au progrès. Dans cette idéologie, les intellectuels étaient donc irrécupérables. Et de ce fait, éliminés.
Mon père et mon mari firent partie des premiers fusillés. Les femmes étant peu nombreuses au Cambodge à avoir fait des études, elles attiraient moins l’attention du régime. C’est comme cela que j’ai été épargnée. Mais comme tous les citadins du pays, on m’a envoyée me “purifier” à la campagne. Je me suis donc retrouvée du jour au lendemain dans la rizière, seule avec mon fils de 3 ans, mais surtout enceinte. Pour survivre, il a fallu que je m’habitue à des conditions de vie très pénibles : de 4 heures du matin au coucher du soleil, je repiquais le riz sous les ordres, parfois contradictoires, des Khmers Rouges. Tout cela avec pour seul repas une soupe très claire que nous avons appris à agrémenter d’un crabe ou d’un rat… Et avec la peur, chaque nuit, d’avoir été dénoncée, et qu’on vienne me chercher…
Comment avez-vous tenu dans l’horreur des camps ?
Grâce à la haine ! Au lieu de la sérénité qui doit habiter un bon bouddhiste, une grande colère m’a envahie. J’étais une bouddhiste faible car j’ai basculé dans ce qu’on appelle “les trois poisons” que sont la colère, l’avidité et l’ignorance. Pour ne pas sombrer dans la folie, la tradition bouddhique propose aux être faibles comme moi de se créer un objet mental sur lequel jeter tous ses sentiments négatifs. Il s’agit d’une sorte de bouc émissaire qui permet de faire sortir la colère de soi. C’est comme cela que j’ai choisi de m’adresser au “Dieu des Occidentaux”. D’insultes en bravades, il est devenu mon interlocuteur préféré dans la rizière.
Pourquoi avoir choisi “le Dieu des Occidentaux” ?
Pour moi, l’Occident était responsable de ce qui nous arrivait. Après la guerre du Vietnam à laquelle étaient mêlés les Etats-Unis, l’idéologie Khmère Rouge, issue du marxisme, provenait elle-aussi de l’Occident. Le “Dieu des Occidentaux” faisait donc un très bon coupable.
A quel moment le “Dieu des Occidentaux” est devenu autre chose qu’un défouloir ?
Un soir, alors que j’étais dans la rizière depuis 2 ans, je l’ai provoqué en lui disant : « Tu te rends compte comme je suis forte, tu devrais m’applaudir. » J’ai alors fait silence pour entendre ses applaudissements. Il n’y en a pas eu bien sûr, mais j’ai senti comme une présence, comme si j’étais accompagnée. A partir de là, j’ai relevé la tête et suis devenue plus sereine.
Mais il faudra attendre que je lise l’Evangile, à mon arrivée en France en 1980, pour que j’obtienne la clé de lecture de cette expérience spirituelle, dans la rizière. C’est à ce moment-là que j’ai réellement été touchée par l’humanité de Jésus de Nazareth. Quelques années plus tard, après une autre expérience forte pendant l’Eucharistie à Notre-Dame du Laus (Hautes Alpes), j’ai demandé le baptême. A mon tour, je souhaitais devenir disciple du Christ.
Convertie au christianisme, vous enseignez le bouddhisme à Marseille…Vous n’y avez donc pas renoncé ?
Comment le pourrais-je ? J’appartiens sans contestation à Jésus Christ. Mais je viens d’une autre culture que je ne peux pas renier. Depuis mon baptême, la bouddhiste que j’étais n’est pas morte ! Aussi ai-je l’habitude de me présenter comme une chrétienne catholique venue du bouddhisme.
Comment parvenez-vous à combiner les deux ?
Je sais qu’il y a des choses qui ne vont pas ensemble. Je ne peux pas continuer à croire à la loi du Kharma ou à la réincarnation par exemple. D’ailleurs, je n’essaie pas de réconcilier le bouddhisme avec le christianisme. Je laisse la bouddhiste que j’étais poser des questions à la catholique que je suis devenue. Cet échange est très riche ! A cause de cette compagne de route, j’évite, par exemple, d’utiliser trop de mots humains pour parler de Dieu. Sinon, je vois tout de suite son regard ironique sur ma façon de construire un Dieu à ma taille. Je me contente de dire que Dieu est ce Tout Autre et le peu de chose que je sais de Lui, je le sais par mon expérience intérieure à la suite de Jésus le Christ. Je reste ainsi dans la sagesse de mes ancêtres de ne pas parler à tort et à travers.
* Claire Ly a retracé son parcours dans deux livres : Revenue de l’enfer, Editions de l’Atelier, 2002 et Retour au Cambodge, Editions de l’Atelier, 2007
QUESTIONNAIRE DE SAINT-ANTOINE
Connaissez-vous saint Antoine de Padoue ? Quelle image avez-vous de lui ?
Je ne le connais pas. Je sais uniquement qu’on fait appel à lui quand on perd quelque chose, mais c’est tout. Je connais mieux saint François d’Assise, dont la spiritualité se rapproche du bouddhisme. A cause de la pauvreté et de son ouverture à la nature.
Etes-vous déjà allé à Padoue ? Quel souvenir en gardez-vous ?
Non, je ne sais même pas où cela se trouve ! Je suis désolée… S’il y avait un lieu où j’aime me recueillir ? Notre-Dame de la Salette, en Isère (38). C’est un endroit sauvage, un peu désert.
Quand vous sentez-vous le plus proche de Dieu ?
Il n’y a pas de moment particulier. Comment peut-on se sentir plus proche de Dieu ? Dieu est toujours avec nous ! Il m’accompagne, surtout dans les moments difficiles.
Comment priez-vous ?
Je prie dans le train ou dans la voiture. Toujours en silence, sans prononcer aucune prière. J’adopte une attitude assez proche de l’oraison des moines. Il s’agit pour moi de faire le vide. Christian de Chergé (prieur du monastère de Tibhirine, assassiné en 1996, NDLR) a une formule que j’aime beaucoup : « Je me mets à vide de moi-même pour être avide de Dieu ». C’est ainsi que je me ressource.
Qu’est-ce qui vous a rendu le plu heureuse cette année ?
Oh ! Je vis sans jamais me poser cette question ! J’accueille la vie de tous les jours, c’est tout.