Ces enfants sur l’île des oubliés

19 Mai 2011 | par

Après 30 ans au Ghana où il a éradiqué la lèpre, le père Giorgio Abram a été appelé par ses confrères au Vietnam pour réaliser un centre médical à l’intérieur de Van Mon, la léproserie la plus ancienne et la plus grande du pays. Il nous livre ici son témoignage.





Je ferme mes yeux et je pense au Vietnam, au Vietnam que j’ai vu. Deux concepts me viennent à l’esprit : « dehors » et « dedans ». « Dehors », c’est Hanoï, avec ses rues grouillantes de visages et ses millions de motocyclettes qui s’ouvrent le chemin en klaxonnant sans arrêt ; « dedans », c’est un lieu hors du temps et de l’espace, entouré par deux enceintes de murs, où dominent le silence et le bourdonnement des insectes. « Dehors », c’est le vert vif des rizières, la vie active des villages pauvres ; « dedans », c’est le temps qui passe sans histoire, l’immobilité des corps consumés par la lèpre. Je suis passé à travers ces deux mondes en une poignée d’heures et cela m’a marqué, pour toujours je crois. 



Ce sont mes confrères qui m’ont appelé au Vietnam pour un projet en faveur des malades de la lèpre à Thai Binh, un village à 250 km de la capitale où se trouve la colonie de Van Mon, une vieille léproserie qui abrite encore 900 malades. « Viens, m’ont-ils dit, nous avons besoin de ton expérience. » Et j’y suis allé, en toute bonne foi, croyant savoir. J’avais derrière moi 30 longues années de lutte contre la lèpre au Ghana où j’étais allé comme jeune missionnaire. Je connaissais mon ennemi, je l’avais regardé dans les yeux plusieurs fois, quand on ne pouvait pas encore le battre. Pour les gens, c’était un destin, une malédiction, les fautes des pères qui tombaient sur leur descendance. Ils croyaient qu’un corps défiguré, blessé, mutilé, était l’enveloppe d’une âme noire. Un tabou qui marquait une vie pour toujours. Le malade était isolé, abandonné à sa maladie, il devenait cynique et agressif. Et moi, devant lui, je combattais entre mon étonnement et sa douleur. Face aux lépreux, saint François a peut-être éprouvé ce que j’éprouve, me suis-je dit. Il n’est pas facile d’embrasser le pauvre et le malade, il n’est pas facile de dépasser ses propres fantômes et ses propres peurs, d’apercevoir l’image et la ressemblance de Dieu au-delà de ce que l’on voit. 



Puis le remède est arrivé, le vrai, celui qui fait disparaître la maladie et prévient les mutilations ; mais à quoi sert-il si tu es maudit ? Il a fallu de nombreuses années d’accompagnement pour que la lèpre devienne une maladie comme les autres, plus encore une maladie que l’on soigne à domicile, sans hôpitaux et sans ghettos, en vivant parmi les autres.



Maintenant, devant les deux murailles de Van Mon, tout mon vécu devient un rien, comme si le temps n’était jamais passé. Dans l’atmosphère immobile, les entrées de la léproserie n’avaient pas de portail, mais personne n’osait y entrer ou en sortir. J’étais à la limite de l’île grise qui sépare les malades des personnes saines. Le « dedans » très loin du « dehors ». J’ai déchiré les papiers de mes projets pensés sur la table et je suis entré à Van Mon tel un néophyte.



J’ai été accueilli par un directeur gentil mais circonspect. Moi prêtre, lui athée, officier du gouvernement communiste ; une histoire plus grande que nous qui pesait sur nos épaules, des décennies de méfiance envers toute foi. Je m’attendais à un « Que veux-tu de moi, prêtre ? » Au contraire, après une longue discussion, l’athée me dit : « La religion et les bénévoles sont importants pour mon peuple, en somme, nous sommes faits d’âme et de corps. » Nous venions de deux mondes très différents l’un de l’autre, mais nous étions unis par une pitié qui nous transcendait.



À Van Mon, il y a un seul médecin et le gouvernement donne une somme d’environ 9 dollars par mois pour chaque hôte. Il n’est pas facile d’assurer, avec ces moyens, la nourriture et l’assistance adéquates. Mais ce qui fait le plus mal, c’est l’abandon affectif, la sensation terrible d’être à la dernière place dans le monde.



Bop attend une visite de son frère depuis 20 ans : il est entré ici quand il avait 9 ans et depuis il n’a revu sa famille qu’une seule fois. Maintenant il a 70 ans, la lèpre l’a défiguré, il est devenu aveugle et estropié. Il attend l’autre vie pour revoir le soleil. Une femme âgée, menue, les membres émaciés, est couchée sur sa natte : « Sur ce grabat ma seule amie est morte. J’attends que le Seigneur vienne me chercher, moi aussi. » Des grandes chambres pleines de lits et de corps défigurés… seule la dignité qui se dégage des rares choses mises en ordre avec soin me console. Chaque lit est comme une petite maison, pour certains presque un nid, un berceau où passer toute la journée recroquevillés à imaginer le vert des rizières au-dehors des murs. Je m’aperçois, j’en ai l’expérience désormais, qu’aucun d’entre eux n’est encore malade. Ce n’est donc pas la lèpre qu’il faut soigner, mais ses conséquences dans l’âme et dans le corps.



Mais, ce qui me déroute le plus, ce sont les enfants. On les voit bouger dans ce lieu de vieux, comme des naufragés dans cette île grise. Ils sont environ 60, visiblement tous sains, ils ont entre 2 et 12 ans, ce sont les enfants, beaucoup plus souvent les petits-enfants de malades, abandonnés par leurs parents partis chercher du travail. D’ailleurs, ici, aucune personne atteinte de la lèpre ne pourrait avoir un avenir. Il n’y a aucun médicament efficace contre le préjugé. Parmi tous, mon regard est attiré par une petite fille, Vivian, d’environ 5 ans, la seule dont le visage est défiguré, la peau froissée. On me dit que ce n’est pas à cause de la lèpre, mais probablement une maladie causée pas le « facteur orange », une substance employée par les Américains pendant la guerre du Vietnam. Sa mère, malade de la lèpre, l’a abandonnée ici avec son jumeau atteint du même mal. Et elle, elle a trouvé, dans son vide affectif, un ami, un père de substitution, peut-être. Il s’agit d’un homme silencieux et seul, au regard très triste, plié par la lèpre et l’âge.



J’observe Vivian, je comprends combien d’histoires brisées existent ici. Il faut plus de ressources, matérielles et sanitaires. Mais il faut surtout un pont entre le « dedans » et le « dehors », une réalité qui ouvre les horizons.

L’athée et moi nous regardons dans les yeux et voyons la même chose. 





Le projet en bref



Le « pont » dont parle le père Abram est un projet conçu avec le directeur de la colonie et le père Martin Mai, frère vietnamien qui œuvre depuis longtemps à Van Mon.



Construction : bâtiment à deux étages qui abritera aussi les chambres des frères.

Fonctions : accueil et assistance des enfants de Van Mon, activités récréatives et de soutien scolaire.

Centre sanitaire pour faciliter l’accès aux soins également aux habitants des villages proches. Centre spécialisé dans la prévention et le soin de la lèpre. École d’infirmiers pour le diagnostic et les soins à domicile de la lèpre. Cabinet d’orthopédie pour la réhabilitation et la construction de prothèses.

But : réinsérer les enfants de Van Mon dans la communauté en s’occupant aussi de leur préparation scolaire indispensable pour l’avenir.  Faciliter les liens familiaux interrompus à cause de la maladie.

Le service sanitaire ouvert à tous permettra ultérieurement de créer des contacts entre les villages et la colonie. Meilleurs soins et traitements pour ceux qui souffrent de lésions plus graves.



Coût estimé : 250 000 €



Updated on 06 Octobre 2016