Désaccords sur le genre

19 Décembre 2011 | par

Importée des États-Unis, héritière du féminisme des années 70, la théorie du genre, qui distingue l’identité sexuelle du genre que l’on peut librement choisir, a réveillé les passions en France lors de son introduction dans les manuels scolaires. Dans l’Église, certains pointent du doigt cette idéologie sur fond d’utopie égalitariste tandis que d’autres reconnaissent à la théorie d’avoir mis en évidence des injustices et des discriminations entre les hommes et les femmes.



  

À l’automne dernier, 193 parlementaires français ont écrit une lettre au ministre de l’Éducation Luc Chatel, demandant le retrait des manuels scolaires de biologie de classe de première ES et L, qui expliquent l’« identité sexuelle » des individus tant par le contexte socio-culturel que par leur sexe biologique. Cette initiative faisait écho à une première vague de protestations menée dès le printemps par des associations catholiques. La tension a atteint son paroxysme au mois d’octobre, lors de la visite à l’université de Bordeaux de la philosophe américaine Judith Butler, la mère de la théorie du genre, qui n’avait pas été du goût de tous.

En réalité, les quelques lignes apparues cette année dans les manuels scolaires (voir encadré) sur « l’identité du genre » trouvent leur origine dans le féminisme des années 60. Chacun se souvient de la célèbre citation de Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe : « On ne naît pas femme, on le devient. » Dans son sillage, la féministe Judith Butler publiait en 1990 son essai Gender Trouble où elle posait les jalons de la théorie du genre. Selon elle, la sexualité aussi bien que le genre ne sont ni innés, ni figés pour l’éternité. Une petite fille qui joue à la poupée ou un garçon qui joue au ballon ne le font pas « naturellement » mais jouent un rôle social et obéissent à une logique qui « range » les individus à une « place » sexuelle prédéfinie : c’est la « performativité de genre ». Judith Butler propose de se libérer progressivement de ces « assignations à résidence ». Dans son idéal, « on s’éveillerait le matin, on puiserait dans son placard le genre de son choix, on l’enfilerait pour la journée, et le soir, on le remettrait à sa place ».

Le point de vue de l’Église diffère totalement. Selon le Vatican, l’idéal de Judith Butler est une « idéologie sur fond d’utopie basée sur l’idée selon laquelle l’égalité constitue la voie royale vers l’accomplissement du bonheur ». L’idéologie du genre constitue « l’une des nombreuses dérives de l’utopie de l’égalité », affirme ainsi Lucetta Scaraffia, la spécialiste des questions féminines de L’Osservatore Romano. Cette utopie de l’égalité était celle-là même que recherchait le communisme de Marx, qui a « misérablement échoué », renchérit l’historienne italienne.

Filant la métaphore de l’utopie, cette plume récurrente du journal du pape fournit la clé de la révolution du genre :

le langage. On assiste à un glissement sémantique, lourd de sens, dans les textes législatifs. Ainsi, « géniteur » remplace « père » ou « mère », la « famille » cède la place à la « parentalité ». En 2009, par exemple, le projet de loi présenté par le député français Jean Leonetti reconnaissant pour la première fois l’homoparentalité avait été remanié et sa dernière mouture n’évoquait plus les droits et devoirs du « père et de la mère » mais ceux des « parents ». Plus largement, on parle de « sexualité » plutôt que de « sexe » et l’adjectif « sexuel » a remplacé « sexué».

Cette transformation linguistique est l’expression la plus visible de l’importance acquise progressivement par la théorie du genre, devenue au fil des décennies un domaine de recherche à part entière. Les universités américaines sont le berceau des gender studies (voir l’interview de Jacques Arènes). Dès 2005, l’université de Berkeley, en Californie, comptait un Department of Gender & Women’s Studies. Mais c’est bien plus tôt, lorsque le féminisme battait son plein, dans les années 1970, qu’il faut aller chercher les origines de cette discipline. Il s’agissait alors, rappelle cette université qui compte parmi les plus prestigieuses du monde, de proposer à des étudiants de différentes spécialités une introduction au sujet de la femme dans le cadre d’une enquête sérieuse.

40 ans plus tard, les études sur le genre ont traversé l’océan. En 2010, Sciences-Po a lancé son Programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre (Presage). Obligatoire pour les étudiants de première année depuis 2011, cet enseignement repose sur « une approche transversale (et non spécifique) de la question du genre » et doit permettre « de comprendre la formation des inégalités entre les sexes,

à la fois leur spécificité et leur intégration aux autres formes d’inégalités sociales, mais également l’ancrage historique et ontologique des rapports entre les femmes et les hommes ».

La théorie du genre s’est donc fait une place dans le monde académique, signe de ce que L’Osservatore Romano définit comme « un véritable défi anthropologique pour la base culturelle de notre société mais aussi pour celle de toutes les sociétés humaines ». Lucetta Scaraffia rappelle en effet à quel point Judith Butler s’était opposée à Lévi-Strauss et à Freud, coupables selon elle d’avoir fondé leur système de pensée sur la différence sexuelle entre les hommes et les femmes. La « diabolisation de tout type de différence » peut conduire « à la négation de l’existence de la nature même », met en garde Lucetta Scaraffia.

Tout n’est pas à jeter dans la théorie du genre, estime-t-on néanmoins au Vatican. Le prêtre et psychanalyste français Tony Anatrella, membre du Conseil pontifical pour la famille, reconnaît que l’égalité hommes-femmes est une « revendication légitime ». Mgr Anatrella concède aussi que les études sociologiques sur le genre qui mettent en valeur des injustices et des discriminations entre les hommes et les femmes restent relativement instructives et pertinentes dès lors qu’elles ne se traduisent pas en « mouvement idéologique et de combat entre les hommes et les femmes ».

 

Que disent les manuels ?

Extrait du manuel de SVT-Physique-Chimie pour les première ES et L, aux éditions Bordas : « L’identité sexuelle est le fait de se sentir totalement homme ou femme. Et ce n’est pas si simple que cela peut en avoir l’air ! Cette identité dépend d’une part du genre conféré à la naissance, d’autre part du “conditionnement social”. En effet, chacun apprend à devenir homme ou femme selon son environnement,

car on ne s’occupe pas d’un petit garçon comme d’une petite fille :

on ne les habille pas de la même façon, on ne leur donne pas les mêmes jouets… À côté de l’identité sexuelle,

il existe un autre aspect personnel de la sexualité : c’est l’orientation sexuelle. (…) La différence entre identité et orientation sexuelle est parfois mal comprise. Un exemple : on entend parfois dire que les homosexuels masculins sont efféminés. Si cela est vrai pour certains hommes homosexuels, on ne peut absolument pas en faire une généralité. »


 

 

Updated on 06 Octobre 2016