Béatification de Mère Teresa
Calcutta. La pluie tombée du ciel dans la chaleur aride d'un après-midi d'avril pousse les enfants à sortir de leurs taudis pour attraper, sur le trottoir, des gouttes rafraîchissantes, la bouche grande ouverte. C'était en 1996. Devant cette pluie et la vapeur qui s'élève du béton, parmi la puanteur et la saleté, je pense à la beauté des leçons apprises sur les souffrances d'une femme nommée Mère Teresa.
La maison de la Mère
Il est 6 heures du matin. A la maison de la Mère , le lieu de rencontre du réseau mondial de Mère Teresa, chaque jour commence par la prière et les volontaires venus du monde entier à Calcutta sont invités à assister à la messe du matin. Selon la coutume, j'ai enlevé mes chaussures et je suis montée à l'étage, dans une grande salle sombre, avec un autel, un crucifix et des bancs dans le fond.
Mère Teresa est entrée dans la salle à pas lents, suivie des Missionnaires de la Charité. Sa tête était courbée dans la prière. Elle est restée longtemps, plongée dans la prière, pendant la majeure partie de la messe qui dura 45 minutes. En plus de son sari, elle portait un bandage autour de l'épaule : lors d'une chute, elle s'était cassé la clavicule, une fracture particulièrement douloureuse. Elle avait l'air pâle et fatigué. Dans ma poche, j'avais la lettre qu'elle m'avait écrite des mois plus tôt pour me dire qu'elle refusait de donner des interviews et ne permettait pas de filmer le travail des Missionnaires de la Charité. En revanche, elle m'invitait à Calcutta pour les aider dans leurs travaux. Je ne voulais pour le moins du monde, manquer une invitation semblable! Des cameramen m'ont accompagnée pour le cas où... mais se sont contentés de filmer des scènes de pauvreté des rues de Calcutta où la mère Teresa avait commencé son travail il y a presque 50 ans.
Travail volontaire
Après la messe, pendant laquelle je m'étais préparée spirituellement et physiquement pour une intense journée de travail, et un petit déjeuner très simple de pain et de thé, les volontaires sont sortis avec les cinq missionnaires des maisons de la charité dans les rues de Calcutta. J'avais choisi de travailler à Prem Dahn, la maison que Mère Teresa avait fondée pour malades mentaux et indigents.
Le bâtiment était divisé en deux secteurs : un pour les femmes, l'autre pour les hommes. La section des femmes avait les dimensions d'un terrain de football et ma première impression fut déconcertante : près de 60 femmes, la plupart éreintées par des jours passés à chercher de la nourriture dans les rues, étaient prêtes à être lavées, regroupées autour d'un grand bassin, creusé au centre du parterre en ciment.
Nous nous sommes mis immédiatement au travail, avec une éponge, du savon et un seau d'eau.
Faites tout avec amour !
J'ai commencé à laver une femme près de moi. Je n'étais pas sûre de ma façon de faire et je lui ai demandé si je faisais bien mon travail, mais j'ai réalisé que je pensais davantage à moi qu'à elle. Je me suis approchée d'une autre femme et quand j'ai versé un seau d'eau sur elle, elle a reculé et s'est mise à crier, me regardant avec terreur. Je me suis alors rappelée que Prem Dahn était une maison pour les malades mentaux. De nouveau j'ai essayé de la laver, mais elle a crié encore. Finalement, j'ai déposé le savon et le seau d'eau et j'ai fait la seule chose qui m'est venue à l'esprit : poser doucement mes mains sur elle ; alors, soulagée, elle m'a laissée faire.
Tendrement, j'ai continué à la frotter et à la masser pendant au moins 5 minutes. Puis je l'ai essuyée et revêtue d'une robe propre. A ce moment-là, il s'est produit une chose extraordinaire à laquelle j'ai ensuite pensé à plusieurs reprises : elle m'a regardée avec les yeux les plus sages, les plus beaux et les plus affectueux que j'ai jamais vus. Nous avions communiqué dans une langue universelle.
Je me suis rappelé de ce que j'avais lu à plusieurs reprises dans les livres concernant la mère Teresa. Elle disait : ce n'est pas la quantité de choses que vous faites qui importe, mais l'amour avec lequel vous les faites . Quand je suis entrée dans Prem Dahn, je ne pensais qu'à moi, à mes nausées à cause de la grossesse, à mon malaise à laver des corps comme premier acte de charité. Cette femme indoue déterminée qui a poussé des cris perçants à mon premier contact m'avait aidé bien davantage que moi je l'ai aidée. Elle m'a enseigné ce que signifie sortir de ma zone de confort, pour aller aider les autres.
Après quelques semaines, l'intense douleur de Calcutta ne m'a plus choquée, mais elle n'a cessé de me bouleverser. Je l'avais vue dans les visages des mourants ; dans les sourires des enfants à l'orphelinat de Mère Teresa ; dans les yeux et dans le dévouement des volontaires. Pendant les pauses, ceux-ci buvaient du thé et essayaient de communiquer malgré les barrières linguistiques, car il y avait des hindous et des juifs, des baptistes et des bouddhistes, tous poussés au travail grâce à une humble sœur catholique. J'avais rencontré Amanda, une infirmière du Canada, qui m'avait étonnée lorsqu'elle m'a dit : Je ne crois pas en Dieu.
- Vous ne croyez pas en Dieu et vous êtes ici à travailler avec Mère Teresa ?
- Je ne crois pas en Dieu, répondit-elle amorçant un sourire, mais je crois en son travail !
J'avais aussi découvert que nous étions un microcosme de mondes, de tous âges et toutes origines, de toutes croyances et de toutes couleurs, travaillant en harmonie, sans préjugés. N'est-ce pas merveilleux ? , avait commenté Mère Teresa. Dieu intervient dans leurs vies, qu'ils le connaissent ou non !
La dernière interview
A la fin, j'avais gagné la confiance des Missionnaires de la Charité et Mère Teresa nous a honorés de la seule interview donnée depuis 12 ans, et dernière avant sa mort. Ma première question fut à propos de la souffrance.
- Certains, face à la souffrance, se demandent comment Dieu peut l'accepter. Que diriez-vous à ces gens ?
- Il a souffert pour nous aimer, m'a-t-elle répondu avec un sourire. Maintenant c'est notre tour de souffrir pour l'aimer. Ne voyez-vous pas ? C'est le lien que nous avons avec Jésus : un lien vrai et vivant.
Puis elle a cité Matthieu 25, 35-36 : J'avais faim et vous m'avez donné quelque chose à manger. J'avais soif et vous m'avez donné quelque chose à boire. J'étais nu et vous m'avez vêtu. J'étais sans toit et vous m'avez invité. J'étais malade et vous m'avez soigné. J'étais en prison et vous êtes venu me voir. Toutes ces choses que vous avez faites pour rien, vous l'avez fait pour moi , convaincue que Jésus est présent dans l'habit du plus pauvre des pauvres. Pourtant, a-t-elle ajouté, la pauvreté en Amérique est plus malsaine que la pauvreté en Inde. La votre est une pauvreté de l'esprit, une pauvreté de solitude, d'isolement, de matérialisme, et c'est beaucoup plus difficile d'y remédier que de nourrir des bouches affamées.
- Comment peut-on entendre la voix de Dieu qui appelle ?
- Par les impulsions que nous avons d'aider les gens dans le besoin : une personne que nous avons envie d'appeler ou à laquelle nous voudrions rendre visite, des vieux, des malades, des personnes privées des droits civiques. Mais cela commence d'abord dans votre famille. Soyez sûrs que votre famille est aimée et protégée ; après, vous pourrez aller vers votre voisinage, votre communauté, votre monde. Cela ne suffit pas de nourrir un sans-abri affamé, si votre propre famille reste affamée sous vos yeux.
- Comment envisagez-vous votre propre mort ?
- Rien n'est plus doux que d'aller vers la maison de Dieu, quand il nous appelle. Par exemple, lorsque je suis tombée et me suis cassé la clavicule, quelques jours avant Pâques, j'ai dit : C'est merveilleux ! Jésus m'a permis de partager sa douleur durant la Semaine sainte...
Souffrir dans le silence
La béatification de Mère Teresa intervient après qu'un miracle a été attribué à son intercession, après sa mort. Elle signifie également que tous les aspects de sa vie sur terre ont été examinés, même ceux qui étaient loin d'être divins. Je veux parler de la période qu'elle a appelée plus tard : La nuit noire de l'âme. Une période où s'est sentie désespérément humaine.
C'était au début des années 60. Les Missionnaires de la Charité se développaient partout dans le monde, mais Mère Teresa subissait une crise spirituelle profonde. J'ai le sentiment que Dieu ne veut pas de moi, lisons-nous dans le journal que l'archevêque de Calcutta lui avait demandé de tenir. Dieu n'étant pas vraiment Dieu - Jésus, pardonnez le blasphème -, on m'a dit de tout écrire. L'obscurité m'entoure de tous les côtés. Aucune lumière, aucune inspiration ne pénètre mon âme.
Malgré cela, elle a continué son travail de charité, et c'est dans l'obscurité qu'elle a trouvé la joie. Quelques années après, elle écrivait : J'ai commencé à aimer mon obscurité pour croire que c'était seulement une petite partie de l'obscurité et de la douleur de Jésus sur terre.
Mère Teresa a transformé son obscurité en occasion de s'approcher plus près de Jésus qui, au jardin de Gethsémani, s'est posé des questions sur sa propre douleur et sur la volonté de son Père. La vie de Mère Teresa montre bien que la perfection existe rarement en notre monde. Il pleut dans chacune de nos vies, comme ce premier matin à Calcutta. Il faut du courage pour mettre un pied devant l'autre, en tenant le pas même lorsque la foi hésite, et en bénissant la pluie quand elle tombe et nous dérange !