Une traversée nord-sud de la Suisse franciscaine
Entre chocolat et paradis fiscal, les clichés sur la Suisse ont la vie dure. Pourtant, la présence d’un très riche patrimoine franciscain montre que le pays des Helvètes recèle d’autres trésors moins clinquants, mais révélateurs d’une forte identité spirituelle. Alors pour découvrir les belles églises franciscaines de Suisse, suivez le guide !
Trains à crémaillère, chocolat et paradis fiscal… Nous, Français, avons vite fait de caricaturer nos amis suisses – dont, en réalité nous envions un peu les pratiques démocratiques… et le niveau de vie ! Mais si paradis il y a, il concerne aussi les amateurs de patrimoine franciscain, d’une exceptionnelle richesse en Suisse. Cette situation s’explique tout simplement par le fait que la Suisse n’a pas connu les mêmes conflits dévastateurs ni les mêmes révolutions antireligieuses que la France. Certes, plusieurs cantons sont passés à la Réforme protestante au XVIe siècle, et la Confédération a vécu sous un régime anticlérical pendant une partie du XIXe siècle, mais ces événements ne se sont pas traduits (sauf exception) par la destruction d’édifices. Par ailleurs, le relief montagneux de la Suisse n’a pas empêché l’arrivée des frères, dès le milieu du XIIIe siècle : venant du sud à Lugano (1230) ; du nord, à Bâle (1238) et Fribourg (1256) ; de France, à Genève (1266).
Partons de Bâle, au musée historique de la ville, l’Historisches Museum, sur la Barfüßerplatz (la place des frères aux pieds nus). La salle d’exposition du musée n’est autre que l’église des frères, construite au cours du premier tiers du XIVe siècle. L’édifice présente le type courant des églises des ordres mendiants de la vallée du Rhin (que l’on retrouve par exemple à Colmar) : un chœur étroit et très élevé, entièrement voûté, ainsi qu’une large nef, couverte d’un plafond de bois et flanquée de bas côtés.
Plus à l’est, près de Brugg, au cœur de la Suisse alémanique, Königsfelden doit sa célébrité à son ensemble de vitraux franciscains du XIVe siècle. En 1308, c’est ici que fut assassiné le roi Albert 1er de Habsbourg. Trois ans plus tard, sa veuve, la reine Élisabeth, fonde un monastère de Clarisses et un couvent de Franciscains. L’église, destinée aux deux communautés, s’apparente à celle de Bâle. Les vitraux du chœur, datés des années 1320-1340, racontent les vies de saint François et de sainte Claire. À noter aussi un superbe saint Antoine, qu’il importe de ne pas oublier en ce mois de juin.
Maintenant cap au sud, et arrêtons-nous à Fribourg, la grande ville catholique suisse. Au cœur de la cité, au sein du couvent des Cordeliers, les frères sont présents sans interruption depuis le milieu du XIIIe siècle. C’est aussi cela la Suisse : des communautés qui n’ont jamais quitté leur couvent d’origine. L’église, toujours du même type que celle de Bâle, renferme des trésors (stalles, retable). On ne quittera pas Fribourg sans avoir vu l’église des Capucins et, un peu à l’écart de la ville, l’église des tertiaires capucines de Montorge. Dans les deux cas, on observera les retables qui séparent la nef du chœur des frères (ou des sœurs).
Plus au sud, faisons halte à Orbe, petite cité du canton de Vaud, où subsiste l’ancien monastère de Clarisses Colettines, fondé en 1426 par sainte Colette et supprimé par les réformés en 1555. Cela fait exactement 450 ans que les moniales ont quitté Orbe, et non seulement les bâtiments sont toujours debout, mais encore les noms des rues avoisinantes n’ont pas bougé : Orbe la protestante a gardé une rue et une ruelle du nom de « Sainte-Claire ». C’est ici qu’a fait profession la bienheureuse Louise de Savoie, fille d’Amédée IX de Savoie et de la princesse Yolande, sœur de Louis XI.
Reprenons la route. Après un arrêt à Bulle (belle église capucine), nous atteignons Lausanne et le lac Léman. L’église Saint-François – aujourd’hui temple protestant mais ayant gardé sa dénomination primitive – peut être considérée comme l’un des chefs-d’œuvre de l’architecture franciscaine en Suisse. Ses parties les plus anciennes remontent à 1272. À cette époque, l’église se composait d’une nef des mêmes dimensions que l’actuelle, mais couverte d’un simple plafond en bois, suivie d’un chœur très court et voûté. En 1368, un grand incendie ravage la ville : la nef est détruite, mais le chœur résiste ; c’est la seule partie du monument du XIIIe siècle qui soit parvenue jusqu’à nous, avec son dispositif très original d’oculi au-dessus des fenêtres. La nef, dont il ne reste que les murs, est reconstruite à partir de 1383. L’architecte Jean de Liège décide de la voûter. Il partage le vaisseau en cinq travées, et perce les vieux murs de nouvelles fenêtres, fort élégantes.
Suivons maintenant la berge du Lac Léman, et arrêtons-nous à Vevey, au temple protestant qui porte le nom de Sainte-Claire et qui n’est autre que l’ancienne chapelle, très transformée, du monastère fondé par sainte Colette en 1424. Quand survient la Réforme, la communauté jouit d’une excellente réputation. Les habitants se souviennent que Colette, en apaisant la tempête sur le lac, a sauvé une embarcation du naufrage. Guillaume Farel, le bouillant prédicateur protestant, est lui-même bien intentionné à l’égard des clarisses. Il intervient auprès des autorités de Berne pour que les sœurs puissent continuer à quêter. Dans le même temps, il tente de les gagner à la Réforme en leur écrivant une lettre toute en noblesse. Mais c’est en vain. Dans la nuit du 2 juillet 1536, les clarisses s’enfuient par le lac jusqu’à Évian, « ce qui fut au grand déplaisir de la ville de Vevey », souligne une chronique de l’époque.
Quittons le lac et arrêtons-nous à Saint-Maurice. À quelques pas de l’abbaye qui célèbre cette année son XVe centenaire, un couvent de Capucins vieux de quatre siècles abrite toujours des frères. Le jouxtant, la chapelle art-déco de « l’hôtellerie franciscaine », mérite le détour pour ses vitraux d’Alexandre Cingria et ses fresques représentant la stigmatisation de François.
Continuons à suivre la vallée. Après une halte au couvent des Capucins de Sion (fresques de Gino Severini), nous pénétrons dans le Tessin, jusqu’à Lugano. Nous y découvrons un autre chef-d’œuvre de la Suisse franciscaine, l’église Santa Maria degli Angeli, construite à partir de 1499, avec son tramezzo représentant la crucifixion. Notez ici, et dans toute la région, les nombreuses représentations de saint Bernardin de Sienne, le prédicateur-type de l’Observance franciscaine. Il a parcouru tout le canton, et un col alpin porte même son nom.
Ainsi s’achève notre traversée nord-sud. Une prochaine fois, je vous emmènerai visiter les Grisons, et sa multitude de petits couvents de Capucins, fondés au XVIIe siècle pour contrer le protestantisme.