Une école-jardin pour petits Béninois
André Rausin n’est ni professeur, ni psychologue, ni pédagogue, mais il a une vocation et un don pour l’enseignement. Il se dit lui-même doté d’un «lourd bon sens» et d’une fameuse réserve d’affection, ses deux maître-mots. Il a décidé, il y a de cela bien longtemps, de consacrer sa vie aux enfants et particulièrement aux enfants en difficulté.
Dans ce domaine, il s’y connaît. Lui-même n’a pas eu une enfance heureuse. Il n’a jamais connu l’amour ni la tendresse d’une mère, mais plutôt «l’indifférence d’une génitrice». Enfant privé d’affection, délaissé, abandonné à lui-même, il a grandi dans un foyer pour «cas sociaux». Il aurait pu à l’âge adulte ne jamais s’intéresser aux enfants des autres, pour oublier sa propre enfance, qu’il qualifie lui-même d’épouvantable. Au contraire, il a choisi de les aider et de travailler pour eux, avec eux.
Il a rencontré l’Afrique par l’intermédiaire d’un petit Malgache en difficulté scolaire. Il l’a pris sous son aile, l’a aidé et peu de temps après, le petit garçon rejoignait le niveau de ses camarades de classe. L’information circula au point de parvenir aux oreilles d’un enseignant de Madagascar «fraîchement nommé conseiller pédagogique et qui ne savait pas à quel saint se vouer pour créer une unité d’étude et de recherche pédagogique dans son pays.»
André Rausin est donc invité à tenter une expérience éducative à Madagascar: «Ma rencontre avec cet enseignant malgache et celle, déterminante, de tant d’enfants en souffrance, m’ont permis de déterminer précisément l’activité bénévole à laquelle j’allais dorénavant me consacrer: l’aide à l’enfance défavorisée du tiers-monde. Donner accès à l’éducation, à l’instruction et à la santé à une population rurale pauvre par définition et, qui plus est, géographiquement isolée.»
Gagné par le virus de l’Afrique, André Rausin part pour le Sénégal, puis s’arrête au Bénin, un pays ceinturé par le Togo à l’Ouest et le Nigéria à l’Est. Arrivé à Cotonou, il choisit de quitter la capitale du pays et s’enfonce dans la brousse. Il s’arrête à Avonnouhoué, un petit village situé à 150 km de la côte. Le choix de la localité a été laissé au hasard, mais lorsque André arrive au village, les habitants l’accueillent et lui prêtent une maison. Il décide d’y rester.
Les enfants apprennent aux enfants
Après quelque temps d’observation, le constat est clair: le hameau d’Avonnouhoué dispose d’une petite école, mais le manque de moyens et la surpopulation des classes ne permet pas de faire des miracles.
Au Bénin, l’école officielle peut accueillir un enfant sur dix environ, et ceux-là, pressés les uns contre les autres sur des bancs étroits, dans des classes trop nombreuses – qui comptent parfois jusqu’à une centaine d’élèves – n’apprennent pas grand chose. Les instituteurs ne sont pas formés. Ils n’arrivent pas à faire du bon travail et sont démotivés. «Au début, mon projet était expérimental. Je voulais simplement savoir si les enfants africains apprenaient comme les autres, car les Béninois eux-mêmes sont persuadés du contraire au vu des résultats scolaires catastrophiques des écoles locales. Tous les enfants ont dépassé mes espérances. Non seulement, ils apprennent bien, mais ils apprennent vite. Le premier enfant dont je me suis occupé est un petit garçon qui n’avait jamais mis les pieds à l’école: Marcel. Après trois semaines, il arrivait à faire des calculs que ne parvenaient pas à résoudre ceux qui allaient à l’école.»
Très vite, André Rausin a été adopté par le village et quelques parents sont venus lui confier leur enfant. Il en a accepté une dizaine, car il veut pouvoir suivre chaque enfant individuellement.
La maison d’André n’est pas devenue une école, au sens propre du terme, avec salle de classe et cour de récréation. L’apprentissage passe par le jeu et l’observation. Les enfants apprennent du matin au soir, car chaque événement de la vie quotidienne est prétexte à l’apprentissage: une liste de courses, la confection d’un repas, la charge de l’eau, le balayage de la cour, le travail agricole... André leur apprend l’alphabet, l’arithmétique, l’agriculture, la gestion ménagère, l’économie domestique...
Au bout de quelques mois, les enfants les plus âgés apprennent aux plus jeunes ou à leurs parents qui ne savent ni lire, ni écrire, ni calculer. Confrontés aux élèves de l’école, les enfants d’André Rausin l’emportent haut la main. «Au début, je pensais seulement leur apprendre à compter et à parler le français, mais ils sont capables de beaucoup plus. Mon objectif aujourd’hui est d’en faire des développeurs. L’effet multiplicateur de la méthode permettra d’atteindre, à terme et plus ou moins directement, tous les enfants du village et, à travers eux, tout le tissu social.»
Depuis juin 1995, André Rausin et ses enfants «adoptifs» sont propriétaires d’un terrain de 6 000 m2, non loin d’Avonnouhoué. Ils l’ont aussitôt planté d’eucalyptus (bois de charpente usuel dans cette région), de manioc, d’arachides, de maïs et de haricots. Ils ont aménagé et irrigué un potager et une pépinière.
Intuitif à l’origine, le projet de développement intégré, animé, géré, porté par ceux-là même qui en sont les premiers bénéficiaires, a pris du corps. André Rausin et ses enfants veulent aller au-delà:
– construire 4 cases supplémentaires pour le logement;
– créer un atelier de couture, une école, des installations sanitaires;
– procéder au forage d’un puits. Actuellement, le village ne dispose que d’un marigot, c’est-à-dire d’une réserve d’eau morte et impure, qui favorise les infections et les maladies. «Le projet de forage du puits est déjà l’occasion pour moi d’enseigner aux enfants les volumes et la pluviométrie. En attendant le puits – car nous n’avons pas encore l’argent nécessaire aux travaux – nous sommes en train de construire une citerne qui permettra de recueillir les eaux de pluie afin d’arroser notre potager. Cela nous permettra de récolter des tomates que les enfants pourront vendre. Peut-être un jour seront-ils à même de subvenir seuls à leurs besoins.»
– Enfin, créer un dispensaire.
«Aujourd’hui déjà, des soins sont dispensés à un grand nombre de familles des environs, raconte André. Cela se fait dans la cour, sous un arbre, mais s’il pleut, nous devons tout arrêter. C’est pour cela, et pour le rangement des médicaments, qu’il nous faut un petit dispensaire. Aujourd’hui, ce sont les enfants qui s’occupent de l’accueil, des fiches médicales et des soins de base: prendre la température et traiter les fièvres, nettoyer les plaies et faire un pansement propre, mettre des gouttes dans les yeux et les oreilles, traiter les crises de paludisme, traduire la plainte du patient, etc.
«Les jeunes mères des environs viennent confier leurs enfants aux miens. Moi-même, je suis un autodidacte; j’ai appris quelques rudiments en matière de médecine avec des infirmières. Lorsqu’un soin dépasse ma compétence, j’envoie le malade au dispensaire le plus proche, mais il est très éloigné et les malades doivent y aller à pied. En outre, il n’est ouvert que deux jours par semaine. Parfois, les malades sont tellement nombreux que nous n’avons plus assez de temps pour aller travailler sur notre terrain ou pour l’enseignement en général. A long terme, je voudrais engager une infirmière diplômée, dès que les finances le permettront.»
En vue de ces nombreux travaux, André a d’ores et déjà engagé un maçon et un menuisier qui apprennent dès aujourd’hui aux enfants à construire un mur ou des outils.
Jusqu’à présent, André Rausin s’est occupé de ses enfants comme un père de famille. Il les nourrit, les soigne, leur procure du travail, mais maintenant il veut leur permettre de travailler dans de bonnes conditions. Il veut leur donner un outil de travail.
Filles ou garçons?
«Au départ, raconte André Rausin, il y avait plus de garçons que de filles qui arrivaient chez moi. Mais les garçons venaient pour jouer, pour s’amuser. Lorsqu’ils se sont rendu compte qu’il fallait travailler, ils sont repartis. Aujourd’hui, à part Marcel, mon premier élève, je n’ai que des filles. Elles ont de 9 à 16 ans. Il y a Angèle, Nodi et Noga, les jumelles, Sowagbé, Akousi, Sena... Je vis dans un univers très féminin. Pour mes enfants, je suis à la fois un professeur, un protecteur, un médecin, un père et même une mère car ils me voient effectuer des tâches domestiques habituellement dévolues aux femmes. Selon les cas, ils m’appellent Papa ou Maman...»
La société béninoise est fondamentalement machiste, comme dans la majorité des pays africains. Dès la naissance, le petit garçon est favorisé: il est mieux nourri, mieux soigné, instruit. Il ne travaille pas. Il sait depuis sa naissance qu’il y aura toujours une femme près de lui, que ce soit une mère, une épouse, une soeur ou une fille, qui travaillera pour lui.
Les hommes croient tout savoir et sont persuadés qu’ils sont supérieurs aux femmes: ils ont donc tout à perdre dans un changement de société. Les petites filles et les femmes, quant à elles, assument la quasi totalité des travaux ménagers et des travaux des champs, sans compter les soins apportés aux enfants. Elles ont tout à gagner en renversant les valeurs traditionnelles de la société. Elles veulent apprendre, elles veulent s’instruire. «Ce sont souvent les parents qui m’amènent leur fille, se privant ainsi de bras pour les travaux agricoles. Mais ils sont ébahis de voir tout ce qu’elles apprennent chez moi. Mes élèves sont respectés et traités comme des adultes par leurs parents, car ils sont instruits.»
Lorsque André Rausin revient à Liège, pour trouver du matériel ou de l’argent, le travail continue sous la direction d’Auja, son «assistant» béninois, et son épouse. «Au départ, explique André, je ne voulais pas travailler avec des adultes car je sentais qu’il étaient avant tout à la recherche de gains substantiels, que je n’ai pas la possibilité de leur donner. Je n’ai pas ce problème avec Auja et son épouse qui ne sont pas attirés par l’appât du gain. Ils ont tout simplement envie de m’aider et d’aider les enfants du village.»
Et il conclut: «Lorsque je vivais en Belgique, dans une société de type occidental, je ne servais à rien, j’étais inutile, je me considérais comme un exclu de la société. Depuis que je vis en Afrique, tout est différent. Ma vie est au Bénin, avec les enfants. Là-bas, je suis utile: je suis un rebus de notre société de consommation recyclé par les petits Africains...»
Juliette Savary
Une autre forme de coopération
André Rausin se sent très loin de la coopération classique. Il n’a que faire des programmes de développement internationaux, des priorités des organisations non gouvernementales ou des choix imposés aux coopérants par le FMI et la Banque mondiale.
«Mon projet n’est pas assez cher et pas assez visible pour recevoir des subsides, explique André. Je suis un outsider de la coopération. Les enfants et moi-même vivons avec mon traitement de retraité, donc très pauvrement. Mais je préfère travailler ainsi, en toute liberté, sans aucune intervention du pouvoir local. J’ai besoin de paix pour travailler, je ne suis pas un urgentiste. Je construis et entreprends tout ce que je veux, sans embarras administratifs.»
Les coopérants que le Liégeois a rencontrés à Cotonou ne quittent pas la ville et ne vont jamais s’installer dans un village comme Avonnouhoué, privé d’eau, d’électricité et de tout confort. «J’ai opté pour un monde de développement à l’échelle humaine, exportable et accessible à tout citoyen, un projet centré sur les composantes les plus faibles de la société rurale, c’est-à-dire les enfants et les femmes. Je suis persuadé qu’un projet de citoyen à citoyen est l’un des moyens les plus efficaces de venir en aide aux populations paysannes.»
A chaque retour en Belgique, André Rausin établit des contacts pour récolter du matériel scolaire, du matériel de couture et des médicaments qu’il fait acheminer vers Avonnouhoué (Paracétamol et Perdonal «bébé», antipaludéen, bandes Velpau, filets pour blessures, compresses stériles, onguents pour les yeux, onguents antibiotiques, Immodium «enfant», Téramycine, antibiotiques, complexes vitaminés...
André invite les partenaires intéressés par son projet béninois à participer à l’«Opération 100x200x12», un appel à 100 personnes qui, pendant un an, s’engageraient à verser 200 FB par mois ou 30 FF à destination d’Avonnouhoué.