Un trésor qui nous interroge: la langue de saint Antoine
Depuis 1263, la relique de la langue de saint Antoine est gardée parmi les trésors les plus précieux de la Basilique de Padoue. Depuis 1351, le 15 février de chaque année, une fête est célébrée en son honneur. Mais que représente cette relique? Faut-il la vénérer, à la manière des humbles ou s’en étonner, à la manière de ceux qui doutent?
Parmi les fidèles qui l’ont vénérée, outre les empereurs et les papes (Pie VI en 1782, Pie VII en 1808, le futur Benoît XV, Jean XXIII et Jean-Paul II), il faut compter Thérèse de Lisieux. «Après Venise, écrit-elle, nous sommes allés à Padoue, où nous avons vénéré la langue de saint Antoine». En souvenir de cette visite, une plaque commémorative, placée en août 1945, récite: «De sa terre natale de France / âgée de moins de 15 ans / en pèlerinage vers Rome, sainte Thérèse de l’Enfant Jésus / le 12 novembre 1887 / à genoux devant la tombeau du Saint / en vénérait les précieuses cendres / et la langue bénie encore intacte.» Parmi ceux qui encore s’en étonnent, nous citerons ces pèlerins qui, de retour de Padoue, se demandaient: tout est merveilleux, mais... la langue de saint Antoine, comment est-ce possible!
Et pourtant les faits sont là, qui résistent à nos raisonnements humains. Parmi ces faits, nous citerons l’événement du dimanche de Quasimodo de l’an 1263; la vénération ininterrompue et la valeur symbolique de cette relique exceptionnelle.
Le dimanche de Quasimodo 1263
L’événement est rapporté par la Benignitas, une des premières biographies de saint Antoine: «Le jour de l’octave de la Résurrection du Seigneur, tandis que ses restes mortels sont transférés dans la nouvelle Basilique, en grande pompe, avec sons des orgues, sonneries des trompettes, retentissements des cymbales et concerts de chants harmonieux, sa langue, qui avait séjourné en terre pendant trente deux ans, fut retrouvée à ce point fraîche, rouge et belle, qu’on aurait dit que le bienheureux père venait de décéder à l’instant même. Alors l’homme vénérable, seigneur Bonaventure, grand maître en théologie, à l’époque ministre général de l’Ordre, puis cardinal évêque d’Albano, qui était présent aux fêtes de cette translation (transfert), la prit respectueusement entre ses mains et, le visage arrosé de larmes, lui adressa devant tous les présents, ces paroles pleines de dévotion: O Langue bénie, qui as toujours béni le Seigneur et l’as fait bénir par les autres, il apparaît clairement maintenant combien tu as mérité auprès de Dieu. »
Vénération et culte
L’histoire de cette relique est jalonnée de témoignages de vénération, de soins pour sa conservation et de riches symbolismes théologiques et spirituels.
Témoignages
L’étonnement ému déjà exprimé par saint Bonaventure lors de sa découverte revient sans cesse sous la plume des biographes d’Antoine de la fin du XIIIe siècle, Raymond de Saint-Romain et Jean Rigauld (Raymundina et Rigaldina). Matthieu d’Acquasparta qui fut ministre général de l’Ordre franciscain de 1287 à 1289, écrit textuellement: «Sa langue fut une langue de vérité, et alors que son corps tout entier fut corrompu, sa langue ne se putréfia pas mais demeura, au contraire, intacte jusqu’à nos jours.» Vers 1350, Bartholomée de Pise, qui enseigna la théologie au couvent de Padoue, raconte que la langue, enlevée respectueusement de l’autel et placée dans un reliquaire de cristal, apparut à tous les présents intacte et parfaitement conservée (integra et sana). Dans tous les documents, elle est qualifiée de «très glorieuse, la plus vénérée, remarquable, à conserver avec les plus grands soins, sauvée de la corruption par choix de Dieu» qui voulut ainsi glorifier la sainteté d’Antoine et son amour pour la Vérité.
Soins pour sa conservation
Les soins apportés à la relique concernent avant tout sa conservation et sa protection. Aussitôt après sa découverte, la relique trouva un abri dans un tube de cristal de roche conservé dans les armoires de la sacristie. A partir de 1335, elle fut placée dans trois reliquaires successifs: le premier en forme de ciboire, jusqu’en 1350; le deuxième en forme de chaire, de 1350 à 1436; le troisième, le reliquaire actuel, à partir de 1436. Les signes le plus évidents que ces reliquaires avaient contenu la langue d’Antoine étaient à la fois l’inscription «Sa langue énonce la sagesse» et la représentation de saint Antoine prêchant du deuxième reliquaire, évocation éloquente de sa prédication du haut du noyer de Camposampiero.
Mais la conservation de la relique ne cessa de poser des problèmes aux frères et aux responsables de la Basilique. Le 14 février 1687, ceux-ci décidèrent de ne plus la porter en procession le 13 juin, pour éviter les dangers auxquels pouvait l’exposer la foule des pèlerins. Le 17 mars 1739, la décision est prise de lui éviter le moindre mouvement. Et le 24 avril 1745, au moment de la transférer dans la nouvelle chapelle du Trésor, l’éminent chirurgien, Giambattista Morgagni, consulté sur l’état de la relique, recommande «qu’elle soit transportée et accompagnée avec un mouvement tellement régulier qu’il approche du repos.» Le 9 juillet de la même année, le Conseil communal de la ville ordonne que le verre de cristal qui la protège soit scellé, espérant ainsi la garder longtemps intacte pour la vénération des fidèles. En fait, la relique ne sera enlevée de sa place que le 10 avril 1910, pour être exposée dans le chœur de la Basilique; et le 2 octobre 1943, pour être mise à l’abri des bombardements qui menaçaient la ville de Padoue.
Mais quel sens pouvons-nous donner aujourd’hui à une relique qui n’est pas sans poser question aux pèlerins soucieux d’authenticité et de vérité historique? A cette question, nous tâcherons de répondre en trois volets:
– en référence aux événements qui ont eu lieu en 1943 et 1945, qu’en est-il de l’état de conservation actuel de la langue de saint Antoine?
– les expressions d’émerveillement et de louange adressées par saint Bonaventure lors de sa découverte en 1263, ont-elles encore un sens aujourd’hui?
– les témoignages de dévotion que lui ont rendus fidèles et artistes au cours des siècles sont-ils un signe de la valeur surnaturelle du phénomène?
Valentin Strappazzon et Willibrord-Christian van Dijk
Le témoignage de la dernière guerre
Le premier témoignage relève du récit laissé par le P. Lino Brentari, ancien Recteur de la Basilique, des événements de 1943 et 1945, paru en annexe du rapport officiel de la Reconnaissance canonique du Corps de saint Antoine (janvier 1981), que notre collaborateur, Willibrord-Christian van Dijk, a bien voulu résumer à notre intention.
En 1943, la nécessité se fit sentir, comme pendant la guerre de 1914-1918, de mettre en lieu sûr et à l’abri les reliques de la langue et du menton de saint Antoine. En 1943, l’endroit choisi fut le même qu’en 1914-18: la base, le seuil de l’escalier qui monte à la tour située sur le côté gauche, près de la sacristie.
Le soir du 2 octobre, devant trois témoins: le Provincial de Padoue, le Recteur de la Basilique et le Frère responsable du Trésor, on sortit les reliques de leur grand reliquaire, et on les remisa séparément dans leur propre custode, avant de les réunir dans une cassette de fer, avec un document authentifiant l’opération. Le tout fut immergé dans un bain de cire et on l’entoura de tout un système de protection et d’identification avant de sceller sur la cachette le pavement commun à toute la Basilique.
Le 12 juin 1945, pour la première fête de Saint-Antoine après la guerre et pour renouveler la ferveur des pèlerinages, on décida de replacer l’ensemble des reliquaires dans la chapelle du Trésor.
Pendant l’extraction des reliques de leur cachette, on observa que les précautions prises pour leur conservation étaient intactes. On sortit d’abord le menton, constatant qu’il ne présentait aucune altération. Mais quant à la langue, pourtant maintenue bien en place, on s’aperçut avec étonnement et désolation qu’elle n’avait plus son aspect de carnation rigide: elle était repliée sur la base et couverte de moisissures. On brisa les sceaux, ouvrit l’urne de verre et enleva la moisissure. La langue se présenta souple et noircie mais non putréfiée. On la serra alors entre deux lames de verre; un liquide blanchâtre sortit du muscle.
Devant cet événement imprévu, la cérémonie de remise en place dans la chapelle du Trésor fut retardée. Le 13 juin 1945, le Provincial ôta les lamelles de verre et la langue réapparut telle qu’elle était auparavant. On conserva les lamelles de verre, mais cette opération eut lieu devant un seul témoin. A la suite de cela, on remit le menton et la langue, sans rite extérieur, à leur place habituel du Trésor. Le samedi après le 13 juin, la communauté de couvent de la Basilique fut réunie au Trésor et mise au courant de l’événement.
Le 14 février 1947, vigile de la fête de la langue, le représentant du Saint-Siège près la Basilique procéda à une «reconnaissance canonique» (vérification officielle), mais refusa de faire toute analyse chimique ou étude scientifique du phénomène.
Au terme de ce récit, nous pouvons nous poser deux questions:
– pourquoi le matin du 13 juin, le Provincial ne prit-il qu’un seul témoin? L’intervention qu’il faisait ne demandait-elle pas vérification et garantie?
– pourquoi le Légat pontifical a-t-il refusé les analyses, par exemple, sur les lames de verre? Cela aurait apporté un argument supplémentaire à l’authenticité du phénomène, alors même que les moisissures fournissaient la preuve que l’on se trouvait en présence d’une matière biologiquement vivante.
Car si en temps habituel la langue n’est pas à l’abri de l’air, surtout avant 1945 où une isolation parfaite du milieu ambiant était peu faisable sans doute, il se peut que le milieu clos de 1943-1945 ait modifié les conditions de conservation. Ce qui pourrait faire supposer qu’un séjour plus long aurait pu corrompre la chair. Mais ou bien elle était irrémédiablement «entamée» – et elle a perdu toute trace d’un début de corruption; fait explicable ou non? – ou bien ce qui apparaissait était purement superficiel et les opérations faites (nettoyage, redressage) ont rendu naturellement l’état primitif de conservation, déjà miraculeux en lui-même.
Cet épisode, les précautions prises et les moments d’espoir et de crainte qui l’ont accompagné n’ont donc fait que confirmer le caractère exceptionnel d’un membre humain parmi les plus fragiles, resté vivant et exempt de corruption depuis 734 ans. C’est pour cette raison que la foi chrétienne lui attribue une double signification symbolique: par rapport à Dieu qui témoigne ainsi en faveur de l’activité apostolique d’Antoine; et par rapport à Antoine qui s’est servi de sa langue de manière exemplaire à la fois pour louer Dieu et prêcher sa Parole, et pour instruire et conseiller les hommes, ses frères.
Symbolique et sens d’une vénération
Saint Bonaventure a salué l’organe de la langue de saint Antoine comme celle qui «ayant toujours béni le Seigneur et l’ayant fait bénir par les hommes» avait mérité de la part de Dieu d’être conservée fraîche et intacte. Saint Antoine a consacré sa vie à commenter et à transmettre la Parole de Dieu; il nous a laissé également de nombreux enseignements au sujet de la langue et de l’usage que nous pouvons en faire, soit pour le bien, dans la prière et les conseils; soit pour un mal souvent irrémédiable, comme lorsqu’on dénigre ou qu’on calomnie.
Physiologie
Saint Antoine a d’abord parlé des fonctions de la langue: la gustation et l’articulation de la parole. Il l’a bien employée lui-même pour parler de Dieu, servi par une voix robuste, résonnante, harmonieuse et une éloquence fluide.
Théologie
Il en a surtout développé la symbolique, liée à la fois au Verbe de Dieu qui s’est fait Parole humaine, et à l’Esprit qui, à la Pentecôte, s’est manifesté sous forme de langues de feu.
De même, souligne Antoine, le lien qui existe entre la langue et la parole symbolisent l’unité qui règne au sein de la Trinité: «La langue, écrit-il, a une affinité étroite avec la parole, à tel point qu’elles ne peuvent être séparées l’une de l’autre. De la même manière, le Verbe du Père, c’est-à-dire le Fils, et l’Esprit Saint sont inséparables; ils sont même une seule nature.»
Morale
Dans son souci de formation morale et spirituelle, Antoine insiste tout particulièrement sur le bon et mauvais usage de la langue. Celle-ci est mal employée dans la flatterie, le dénigrement, les excès dans le boire et le manger, le bavardage, les éclats de colère. Elle est bien employée quand on s’en sert pour glorifier Dieu dans ses œuvres, pour conseiller et exhorter, pour confesser ses fautes, de même est-elle bien employée dans un langage châtié et par des paroles de pardon, ou lorsqu’on dit du bien des absents et que l’on maîtrise par le silence un organe déjà naturellement bien gardé par la double clôture des dents et des lèvres.
C’est pourquoi, vénérer aujourd’hui la langue de saint Antoine, c’est dépasser le doute que suscite le prodige ou le culte d’une relique, pour remercier Dieu d’avoir honoré Antoine en conservant intacte l’organe de sa parole. C’est aussi se souvenir que, de son silence de Padoue, Antoine nous parle pour nous inviter à la prière et au bon usage de notre propre langue. Au-delà d’une relique qui nous étonne, ses symbolismes demeurent encore hautement éloquents.
Les reliquaires
Parmi les témoignages de dévotion, les trois reliquaires que lui ont dédiés donateurs et artistes sont certainement les plus éloquents. En voici une brève description.
Un reliquaire en forme de ciboire
Le premier reliquaire qui a abrité la langue de 1335 à 1350, en forme de ciboire, date de 1317 à 1335. Haut de 41,5 cm, il est en argent repoussé, guilloché et doré, décoré d’émaux verts translucides, il présente une tige supportant une custode de cristal de roche en forme de cône renversé. A mi-hauteur du vase en cristal, deux édicules se détachent pour abriter, face à face, Antoine et François; tandis que le sommet, soutenu par un feuillage, présente une figure du Christ a double face, supportant, anciennement, l’écriteau paraphrasant le psaume 49, v. 4: «Sa langue énonce la sagesse».
Ce reliquaire abrite aujourd’hui, une pierre du Gethsémani.
Un reliquaire en forme d’arbre
Le deuxième, en argent repoussé, ajouré, poinçonné et guilloché, haut de 68 cm, date de 1350. Il est présenté dans les inventaires comme «un reliquaire grand et merveilleusement travaillé», avec émaux et feuilles. En forme d’arbre, il porte, au milieu, la figure en argent de saint Antoine prêchant du haut d’une chaire en plein air; une custode en cristal de roche en forme de tube abritait la langue; au sommet, le «corail très beau» d’origine a été remplacé, au XIXe siècle, lors d’une restauration, par un gland en argent. L’ange sculpté dans la niche du premier nœud portait l’inscription «Et sa langue énonçait la sagesse».
La figure d’Antoine debout, au milieu de branchages, une main sur une balustrade et l’autre adressée au public dans un geste paternel, qu’accompagne un visage doux et accueillant, évoque le sermon du haut du noyer. A la base de cette scène, des putti rappellent les pauvres et les humbles, attentifs à sa parole, ainsi que les enfants qui l’ont acclamé et glorifié sur les places de Padoue, le jour de sa mort.
Le reliquaire actuel
Haut de 81 cm, le reliquaire qui contient actuellement la langue du Saint est formé d’un pied à six lobes et six pointes. Il comporte des décorations d’émaux translucides verts et bleus, sur trois nœuds superposés de niches, bandes ajourées, tourelles et contreforts, de plus en plus développées jusqu’à l’étage qui soutient le tube en cristal de roche contenant la relique. Une colonne en spirales supporte une table en or sur laquelle est posé un cercle dentelé, en or, qui tient la relique, elle-même abritée par un toit en or. Des contreforts avec anges et tourelles en demi-calottes soutiennent une coupole, dont la forme n’est pas sans rappeler celle de la cathédrale de Florence. Le reliquaire, don de la famille Ovetari de Padoue, fut réalisé entre 1434 et 1436 par l’orfèvre Giuliano da Firenze, lui-même disciple de Ghiberti et de Brunelleschi. Au sommet du reliquaire, une jacinthe supporte une statue de saint Antoine.
Matériaux, décorations, ajours, émaux, ciselures, fleurs et feuillages représentent l’hommage conjoint de l’homme et de la nature à celui qui les a le mieux aimés et chantés, saint Antoine.