Saint François, le francophone
Séoul, septembre 2023. « Ici on parle français ». L'affichette apposée dans le hall du lycée international Xavier (l’X) correspond bien à la réalité constatée chez tous les enfants rencontrés, quelle que soit leur nationalité. Oui, « on parle français » sur les cinq continents. En 2022, le français comptait 321 millions de locuteurs dans le monde et c’est actuellement la cinquième langue mondiale (la quatrième sur internet), après le mandarin, l’anglais, l’espagnol et l’arabe. À l’horizon 2050, on prévoit 600 millions de francophones dans le monde, dont 85 % vivront en Afrique.
Derrière ces chiffres à première vue rassurants, se cache une réalité plus contrastée. Globalement, l’influence – politique, économique, culturelle – de la France marque le pas dans le monde, et la langue accompagne ce déclin. Dans certains pays, le français, assimilé à la colonisation, recule ; c’est le cas au Maghreb. Un peu partout, et dans tous les domaines, le français perd du terrain face à l’anglais. En Italie, par exemple, les jeunes générations parlent beaucoup moins notre langue que leurs aînés.
Dans l’Église, même constat. Qu’il est loin le temps où l’on pouvait dire, avec Paul VI paraphrasant Eudes de Châteauroux, que « la France est le four où cuit le pain intellectuel de la chrétienté ». Et la perte de l’influence intellectuelle conjuguée à la chute des vocations a eu pour conséquence une diminution drastique de la présence française à Rome, et donc un moindre usage de notre langue. François est le premier pape – certainement depuis le XIXe siècle – à ne pas parler français couramment. Ce n’est pas anecdotique.
La situation est identique au sein de la famille franciscaine, avec des évolutions bien sensibles. Il y a encore une vingtaine d’années, les Frères Mineurs, dans leurs chapitres généraux, utilisaient quatre langues quasi-officielles : l’italien, l’espagnol, l’anglais et le français. Aujourd’hui, elles ne sont plus que trois… Qui parle encore français, à Rome, dans les différentes curies généralices franciscaines, mais aussi à Assise, à l’Alverne ou à Greccio ? Quant aux religieux de la Custodie de Terre sainte, ils ne comptent plus qu’une poignée de frères français, et sans doute bien peu de francophones. Tout dernièrement, la bibliothèque du couvent Saint-Sauveur de Jérusalem a interrompu son abonnement à Études franciscaines – la seule revue scientifique franciscaine de langue française – sous prétexte qu’il n’y a plus personne capable de la lire. Quel triste symbole !
Faut-il se résoudre à cette dérive ? Se résoudre à l’usage exclusif de ces trois langues dominantes, l’italien, cela va sans dire, l’espagnol pour les frères d’Amérique latine, et l’anglais pour tous les autres ? Avant de tenter de répondre à cette question, rappelons que François d’Assise lui-même aimait parler français.
François d’Assise,le francophone
Le fait a certainement marqué ses contemporains et il est rapporté par diverses sources. Certes, le Poverello n’a pas appris notre langue sur les bancs de l’école, et ainsi que le remarque l’auteur de la Légende des trois compagnons (sans doute Frère Rufin, qui lui est un lettré), « c’est volontiers qu’il parlait en langue française, bien qu’il ne sût pas correctement la parler ». Mais qu’importe ! Pour François, s’exprimer en français, c’est faire preuve de courtoisie, de « classe », surtout quand il s’agit de demander l’aumône, une activité qui, au début, le rebute. Un jour, quêtant de l’huile pour éclairer Saint-Damien, il s’approche d’une maison, mais pris de honte, il bat en retraite, puis dans un deuxième temps, « entrant, l’esprit fervent, dans cette maison, il demande en français, pour l’amour de Dieu, de l’huile pour les lampes de l’église ». Toujours sur le chantier de restauration de Saint-Damien, « l’esprit en joie, il s’adresse à haute voix à ceux qui passaient près de l’église, leur criant en français : “Venez et aidez-moi au chantier de Saint-Damien, qui deviendra un monastère de dames dont la renommée et la vie glorifieront dans toute l’Église notre Père céleste” ». On aimerait pouvoir retrouver ces paroles de François, dans notre vieille langue française, d’oïl ou d’oc.
Mais ce qui frappe encore davantage ses compagnons, c’est que François prie en français : peu après sa conversion, écrit Thomas de Celano, « traversant une forêt, il chantait à tue-tête en langue française des louanges au Seigneur, quand des brigands se précipitèrent soudain sur lui. » Et Celano de poursuivre : « Quand il était rempli du feu de l’Esprit Saint, c’était toujours en français qu’il laissait exploser ses paroles enflammées ». Ou encore : « Ce que Dieu lui murmurait furtivement à l’oreille éclatait en joyeux cantiques français ».
Et aujourd’hui ?
Le président Macron, lors du dernier sommet de la francophonie, a déclaré qu’en matière de langue française était venue l’heure de la reconquête. Qu’en est-il pour nous, au sein de la famille franciscaine ? La reconquête ne pourra commencer que si nous avons la conviction que notre langue, et la culture qu’elle véhicule, ont quelque chose d’unique et d’irremplaçable pour notre monde ; que si nous avons conscience que beaucoup de frères et de sœurs, avant nous, ont écrit en français et méritent d’être lus en français ; qu’aurons-nous gagné le jour où Frère François de Julien Green et Sagesse d’un pauvre du Frère Éloi Leclerc ne seront plus accessibles que dans leur traduction anglaise ?
Enfin, il nous faut admettre une bonne fois pour toutes que la langue française n’appartient pas seulement à la France, mais que nous l’avons en partage avec de nombreux pays, notamment en Afrique. Et sans doute, une part de l’avenir (démographique) de notre monde, de notre Église, et peut-être du mouvement franciscain, se joue en Afrique. Je salue ici les savants (Jacques Dalarun) ainsi que les frères et les sœurs qui acceptent d’aller donner des cours et des retraites dans les différentes provinces franciscaines d’Afrique. Il nous faut accentuer nos efforts pour diffuser nos ouvrages et nos revues à ces frères et sœurs qui manquent de tout, sauf de curiosité intellectuelle. Il nous faut donc miser sur l’Afrique francophone.
Et que notre pape François apprenne vite le français s’il veut être digne de son saint patron !