Rencontre avec... Philippe Chenaux

19 Avril 2012 | par

Professeur d’histoire de l’Église moderne et contemporaine à l’Université pontificale du Latran à Rome, le suisse Philippe Chenaux dirige le Centre d’études et de recherches sur le concile Vatican II. Auteur de nombreux travaux sur l’histoire de l’Église au XXe siècle, il publiera à l’automne 2012 un ouvrage de synthèse sur Vatican II aux éditions DDB.

 

Pouvez-vous nous rappeler dans quel contexte historique s’est ouvert le concile ? À quoi ressemblait l’Église du début des années 60 ?

Au moment où s’ouvre le concile Vatican II, le monde occidental entre dans une phase de forte croissance économique – les fameuses Golden Sixties – qui se traduit d’un côté par une forte augmentation des revenus personnels, et de l’autre par une amélioration générale des conditions de vie. C’est le début de la « société de consommation », dont les modèles culturels commencent à être diffusés à travers les nouveaux moyens de communication : la radio et surtout la télévision. Il ne faut pas oublier que le concile sera le premier grand événement télévisuel. L’idéologie du progrès et du développement, que l’on trouve derrière toutes ces transformations, a suscité beaucoup d’optimisme, bien représenté par le mythe de la « nouvelle frontière » cher au président américain Kennedy. Ce climat d’optimisme généralisé semble contraster avec l’immobilisme des dernières années du pontificat de Pie XII. L’âge avancé du pape et sa maladie ont largement contribué à accentuer l’un des traits caractéristiques du pontificat : l’exercice solitaire du pouvoir. Quand le pape Pacelli (n.d.l.r Pie XII) meurt dans la nuit du 9 octobre 1958, après presque vingt ans de règne, il laisse derrière lui l’image d’une Église certes triomphante, omnipotente, omnisciente, mais en même temps repliée sur elle-même et comme séparée du monde et de ses problèmes.

 

Comment expliquer l’intuition de Jean XXIII de convoquer un tel concile ?

L’idée de convoquer un concile, destiné en quelque sorte à terminer l’œuvre du premier concile du Vatican interrompu prématurément en octobre 1870 à cause de la guerre franco-prussienne et de la prise de Rome par les troupes italiennes, n’était pas en soi une idée nouvelle. Aussi bien Pie XI que Pie XII y avaient songé, mais n’avaient finalement rien décidé. À la différence de ses deux prédécesseurs, Jean XXIII n’a pas fait étudier la question, mais a annoncé sa décision de convoquer un concile, le 25 janvier 1959, soit trois mois à peine après son élection. Y avait-il songé auparavant ? L’idée s’était-elle imposée à son esprit au lendemain du conclave ? Certains témoignages montrent qu’il a commencé à y penser très tôt, dès les premiers jours de son pontificat. Lui-même parlera plus tard d’une « inspiration divine ». Certains éléments de la biographie roncallienne plaident en faveur d’une décision longuement mûrie : ses expériences synodales à Bergame et à Venise, sa familiarité avec la tradition conciliaire des Églises orientales (Bulgarie, Grèce), sa connaissance approfondie de l’histoire du concile de Trente. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’avait pas en tête un programme bien défini. Comme l’écrit l’historien Giuseppe Alberigo : « Jean XXIII n’a

pas accouché d’un concile tout fait, comme Minerve du crâne de Jupiter. »

 

La convocation du concile ne s’est pas faite facilement, il a fallu une vaste consultation mondiale qui dura plusieurs années ; pouvez-vous nous en rappeler les étapes et le caractère inédit ?

La préparation du concile s’est ouverte en juin 1959 par une vaste consultation de l’épiscopat. Les réponses des évêques (les vota, c’est-à-dire les « conseils » ou  les « suggestions ») ne laissent en rien présager ce qui se passera quelques années plus tard à Vatican II. La majorité est encore sur une ligne très conservatrice. Cette première phase de consultation que l’on appelle la « phase antépréparatoire » est suivie d’une seconde phase, la « phase préparatoire », qui s’ouvre en mai 1960 avec la nomination des commissions préparatoires. L’effet de surprise et la grande attente provoqués par l’annonce de Jean XXIII semblent alors en passe de s’atténuer. Le concile, avec l’entrée en scène des commissions préparatoires, redevient pour beaucoup un événement essentiellement romain.

 

Beaucoup de pères conciliaires souhaitaient une condamnation ferme du communisme, qui n’a finalement pas eu lieu. Pourquoi ?

À la veille du concile, le communisme apparaissait comme l’erreur la plus grave à condamner. De nombreux évêques se prononcent en ce sens lors de la phase de consultation de l’été 1959. Leur requête, en dépit des pressions exercées jusqu’à la fin par un groupe de pères de la minorité, ne sera finalement pas reçue par l’assemblée conciliaire. La constitution pastorale Gaudium et Spes se contente de renvoyer en note aux condamnations antérieures du magistère, mais sans prononcer de condamnation formelle et explicite. Jean XXIII et Paul VI ne voulaient pas d’un concile d’anathèmes. Il fallait au contraire promouvoir le dialogue et la paix, fût-ce au prix d’un certain silence sur les méfaits du communisme qui sera durement ressenti dans les milieux catholiques de l’émigration.

 

Les débats ont été âpres ; pouvez-vous revenir sur une ou deux querelles symptomatiques du concile, les plus marquantes selon vous ?

Le concile Vatican II a été marqué par toute une série de grands débats doctrinaux. Le premier a été celui sur les deux sources de la révélation au cours de la première session. Le rejet par l’assemblée conciliaire du schéma préparé par la commission théologique présidée par le cardinal Ottaviani a été le véritable tournant du concile. En un sens, il marquait la défaite de la théologie romaine et la victoire de la « nouvelle théologie » française et allemande. Les débats sur la collégialité épiscopale, sur la liberté religieuse, sur les juifs, susciteront aussi de vives oppositions. La plupart des textes seront pourtant votés à la quasi-unanimité comme le voulait Paul VI. C’est un aspect relativement nouveau de Vatican II si on le compare aux conciles antérieurs.

 

Hormis les papes, quelles sont les figures marquantes qui ont émergé, selon vous, dans le concile ? Dans l’Église, mais aussi en dehors ?

Les grands leaders de la majorité conciliaire – les cardinaux Bea, Suenens, Lercaro, Döpfner, Léger – sont connus, de même que les grands théologiens qui ont rédigé les textes du concile – Congar, Lubac, Rahner, Philips, etc. Parmi les autres figures marquantes, j’évoquerais les deux derniers papes. Le tout jeune archevêque de Cracovie, Mgr Karol Wojtyla, a été l’un des évêques les plus en vue de la délégation polonaise. Son rôle dans l’élaboration de la constitution Gaudium et Spes est notoire. Le jeune et brillant théologien Joseph Ratzinger, d’abord comme expert privé du cardinal Frings de Cologne, puis comme peritus officiel, a participé très activement aux débats conciliaires. Leur présence à Vatican II, à l’un comme à l’autre, dans les rangs de la majorité, a été décisive dans leur élection au pontificat après le concile.

  

Quelles sont les grandes révolutions de Vatican II, d’un point de vue historique ?

Le terme de « révolutions » peut prêter à discussion. Le changement, sur de nombreux points, est indéniable : la nécessité d’une réforme liturgique, la reconnaissance du principe de la collégialité épiscopale, la revalorisation du rôle des laïcs, l’acceptation du dialogue œcuménique, la nouvelle attitude à l’égard du peuple juif, l’affirmation du droit à la liberté religieuse, ou encore l’engagement pour la paix et la justice dans le monde.

 

En quoi le concile est-il moderne selon vous ? Quelle est sa résonnance principale un demi-siècle plus tard ?

Le concile Vatican II marque réellement l’ouverture de l’Église au monde moderne. Au-delà des formidables acquis que je viens de rappeler, je voudrais insister sur l’importance de la méthode qui a permis d’arriver à ces résultats. Cette méthode, qui a fait du concile un véritable événement qui a suscité l’intérêt de l’opinion publique bien au-delà des frontières de l’Église, est celle du dialogue dans un esprit de liberté et de fidélité. C’est encore une leçon pour aujourd’hui. 

 

 

Updated on 06 Octobre 2016