Rencontre avec Frabrice Hadjadj

21 Avril 2010 | par

Juif converti au christianisme, Fabrice Hadjadj a reçu le prix 2010 des libraires religieux pour son dernier livre : La foi des démons ou l’athéisme dépassé(1). Rencontre avec un philosophe à la foi sans concession, étoile montante parmi les personnalités catholiques.





Vous êtes couronné de prix, très sollicité … Comment vivez-vous cette consécration par les milieux catholiques ?

C’est quelque chose d’heureux et de redoutable à la fois. Heureux, parce que tout auteur désire la reconnaissance, non pas par vanité, mais parce qu’une œuvre ne s’achève vraiment que dans l’intelligence et le cœur des lecteurs. Mais cette reconnaissance est aussi quelque chose de redoutable, parce qu’on risque alors de s’enorgueillir et de ne plus faire que ce que le public attend de vous. Alors, soit vous accueillez cela comme une exigence, et vous creusez en vous la fraîcheur de nouvelles nappes souterraines, soit vous le prenez comme une facilité, et vous vous contentez de resservir la même petite recette. Ce que je veux, surtout, c’est que ces honneurs ne s’arrêtent pas à moi, qui ne suis rien par moi-même, mais aillent jusqu’à celui qui est le principe de tout bien.



Rien ne vous prédisposait à cela : vous êtes né dans une famille de confession juive et issu d’un milieu marxiste… Étiez-vous anti-chrétien ?

Oui, comme juif, comme gauchisant et comme disciple de Nietzsche, j’étais triplement, farouchement, violemment anti-chrétien. Le mot Dieu me donnait de l’urticaire. Je le voyais comme un bouche-trou, une manière d’esquiver les problèmes. Aujourd’hui, au contraire, je l’entends comme un ouvre-abîme, une manière de plonger dans le mystère.



Quand et comment a eu lieu votre conversion ?

Cette conversion a été une conversion de mon vocabulaire : les mêmes mots qui me paraissaient mensongers ou vides, j’en ai soudain perçu le sens. Un peu comme lorsque les écailles tombent des yeux de Saül. Mais j’ai quelque pudeur à donner des détails. Je crains de tomber dans le romanesque et de donner l’impression que la conversion est un couronnement, alors que c’est un point de départ. Dieu nous convertit chaque jour avec la création tout entière. Tout, la lumière du jour, le parfum des roses, les visages des gens, mais aussi les drames de l’existence, et plus spécialement la Croix, tout est là pour nous tourner vers Lui davantage. Mais il est vrai qu’un jour de Pâques, à 26 ans, j’ai été baptisé à l’Abbaye de Solesmes.



Qu’est-ce que cette conversion a changé dans votre vie ?

Cette conversion n’a rien changé et, en même temps, elle a tout changé. Je suis toujours moi-même, avec le cœur à gauche, ma myopie assez forte… J’ai d’ailleurs toujours voulu être écrivain. Mais c’est depuis comme si toutes choses m’apparaissaient sous une autre lumière, avec une autre profondeur. C’est comme quand on tombe amoureux : vous n’avez pas quitté votre petite chambre crépusculaire, mais voilà qu’elle se dilate comme une prairie radieuse en plein soleil. Ce qui pourra paraître paradoxal à certains, c’est qu’à partir de cette lumière, j’ai spécialement retrouvé confiance en la raison et en la chair. J’étais près d’abandonner la philosophie et je ne voulais pas avoir d’enfant. À présent, je crois au travail de la raison, et nous attendons, avec ma femme, notre cinquième. Croire au Créateur, ce n’est pas fuir, mais retrouver toute la création dans sa source jaillissante.



Vous écrivez que « la conversion est une épreuve jusqu’à la mort ». Est-ce si difficile d’être croyant ?

Il faut prendre le mot “épreuve” dans son sens propre : ce qui exige un choix décisif et révèle ce que nous sommes. Être chrétien, c’est recevoir, sans l’avoir mérité, des grâces en abondance : celles des sacrements, d’un magistère qui nous guide, d’une espérance qui nous pousse. Or, à celui qui a beaucoup reçu, il est demandé davantage. Qu’il manque à cela, et il devient pire que les autres, parce qu’il pèche dans une plus grande lumière. Là est l’épreuve : en devenant chrétien, ou bien je deviens meilleur, ou je deviens pire. Et le pire, quand on est un chrétien mauvais, c’est que non seulement on se défigure soi-même, mais on défigure aux yeux des autres le visage de l’Église. 



Est-ce le zèle du converti qui vous pousse à tant écrire sur la foi chrétienne ? Le vivez-vous comme un devoir ?

Je le vis plutôt comme un élan. Le “zèle du converti”, si vous entendez par là quelque chose de volontariste, quelque chose qu’on fait pour se justifier, ce n’est pas du tout mon truc. Ce qui m’entraîne à écrire, avant tout, c’est la joie de l’intelligence et de la poésie lorsqu’elles approchent du mystère, et plus précisément du mystère de l’Incarnation.



À une époque où il est à la mode d’affirmer que le Diable n’existe pas, vous lui consacrez un livre. Parler des démons, c’est important ?

J’espère n’avoir rien “consacré” au Diable, comme vous dites… Quant à la mode… Je préfère suivre l’Éternel, lequel a l’avantage d’être toujours plus ancien et toujours plus neuf. Pour ce qui est de parler des démons, c’est l’Évangile qui le fait, je n’ai pas eu l’initiative. Et s’il le fait, ce n’est pas seulement pour nous dire que le Diable existe, mais d’abord pour nous permettre de mieux penser le mal, puisque le Malin nous le présente à l’état pur, et aussi de savoir en quoi consiste la vraie foi, puisque les démons ont une certaine foi…



Les démons ont la foi ! Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ?

L’Épître de saint Jacques : « Tu crois qu’il y a un seul Dieu, tu fais bien ; les démons le croient aussi, et ils tremblent » (Jc 2, 19). Mais aussi les tentations de Jésus au désert, ou encore son entrée dans la synagogue de Capharnaüm, où le démoniaque fait cette profession de foi avant tout le monde : « Je sais, toi, qui tu es : le Saint de Dieu » (Mc 1, 24). Les démons savent la vérité de tous les articles de la foi catholique. Et cependant ils n’ont pas la foi théologale, parce que leur foi n’est pas un don surnaturel de Dieu, mais un effet de leur intelligence plus déliée que la nôtre. C’est une foi sans charité ni “incarnation”, pour ainsi dire.



À quoi cela “oblige” les chrétiens de savoir que les démons ont la foi ?

D’abord à comprendre que l’athéisme et le libertinage ne sont pas les pires des maux, puisque le démon n’est pas athée et n’a pas de chair. Ensuite, à déjouer les pièges d’un démon qui, sachant exactement la vérité, sait nous attirer dans les erreurs en leur donnant une apparence séduisante : il se sert de notre énergie pour combattre une erreur afin de nous faire tomber dans l’erreur contraire. Enfin, il s’agit de redouter de verser soi-même dans une foi démoniaque, une foi désincarnée, où l’on s’adonne à des “charités imaginaires”, et où l’on oublie d’aimer le prochain à notre porte, ou dans notre propre lit...



Après La foi des démons, vous publiez un livre sur le Paradis(2)… La boucle est bouclée ?

Au contraire, plus rien n’est en boucle : le Paradis, c’est l’avenir absolu, tout s’ouvre à jamais sur une vie de plus en plus débordante. 





(1) Éditions Salvator, mars 2009, 304 p. ; 20 euros.

(2) Livre à paraître.



QUESTIONNAIRE DE SAINT ANTOINE



Connaissez-vous saint Antoine de Padoue ? Quelle image en avez-vous ?

Je le prie lorsque j’ai perdu quelque chose. Mais je sais aussi que ce fut un grand prédicateur, et que François d’Assise apparut un jour miraculeusement pour l’entendre prêcher sur la Croix. Je suis aussi très touché par la légende de sa prédication aux poissons. Elle manifeste la dimension cosmique de la foi. Enfin, je me souviens que saint Antoine fuyait dès qu’il était trop populaire… C’est l’ennemi du star-system. Peut-être est-ce pour cela qu’il nous aide à retrouver les petites choses.



Êtes-vous déjà allé à Padoue ?

Jamais. Mais, ayant à faire une conférence à Venise, j’espère pouvoir m’y rendre. Voir la chapelle des Scrovegni, surtout. Et les fresques de Mantegna.



Quand vous sentez-vous le plus proche de Dieu ?

J’essaie ne pas trop “sentir”. La présence de Dieu ne dépend pas de ce que j’en perçois. Seulement, je me dis qu’Il m’a aimé le premier, qu’Il a livré son Fils pour nous alors que nous étions pécheurs, et donc que, même si je suis dans le péché mortel, il ne peut pas m’abandonner.



Comment priez-vous ?

Je suis attaché à la Liturgie des Heures. Peut-être parce que c’est la prière à la fois la plus juive et la plus catholique : elle se dit aussi bien à la synagogue que dans les monastères. Et puis je fais des actes d’abandon de ma misère à l’infinie miséricorde. Nous ne savons pas prier, n’est-ce pas ? Alors je demande au Seigneur de venir prier en moi. Par l’intercession de Marie.



Qu’est-ce qui vous a rendu le plus heureux cette année ?

Tant d’amitiés nouvelles et bouleversantes, et puis le sourire de mes enfants.



Updated on 06 Octobre 2016