Recontre avec... Pedro Meca
Avec le mois de novembre, arrivent les premiers froids. L’hiver, partez-vous faire vos maraudes avec plus d’appréhension ?
L’inquiétude est constante quand on va dans la rue. L’hiver ne fait qu’ajouter des conditions physiques plus difficiles. Plus que le froid, c’est l’isolement qui est terrible pour les personnes qui sont dehors. Ne pas être attendu ni désiré...
D’ailleurs ce n’est pas le froid qui tue : avec le “Collectif des morts de la rue”(1), nous nous sommes aperçus qu’on meurt autant l’été que l’hiver. C’est la rue qui tue. Vivre à la rue accélère la mort : l’âge moyen des personnes qu’on enterre se situe entre 45 et 50 ans.
Pour comprendre votre intérêt pour les personnes de la rue, faut-il remonter à votre enfance ?
J’en viens de la rue, moi aussi ! Né en 1935, j’ai eu le privilège d’avoir été abandonné. Je dis “privilège” car cela m’a donné la chance d’avoir une mère et une maman. La femme qui m’a élevé, celle que j’appelle “maman”, m’a aimé gratuitement. Elle était très pauvre, ne savait ni lire ni écrire. Mais elle m’a appris l’essentiel : c’est le regard d‘amour de quelqu’un qui fait grandir. Lorsqu’elle m’emmenait mendier, elle me présentait toujours en disant : « C’est mon petit, c’est le plus beau, le plus intelligent… » J’étais gêné… Mais ce sont ces mots qui ont fait de moi un homme. Quoi de plus important que de dire à quelqu’un « Tu as du prix à mes yeux, tu vaux la peine ». Voilà ce que j’essaie d’être à mon tour pour les personnes de la rue. C’est pour cette raison que je me présente à elles, les mains vides. La seule chose que j’ai à offrir, c’est ma relation.
L’amour comme moyen de lutte contre l’exclusion, n’est-ce pas… un peu court ?
Je privilégie la rencontre, mais si une demande particulière est émise, j’essaie d’y répondre, bien sûr. Quand quelqu’un me dit qu’il aimerait trouver un travail, je vois ce que je peux faire. Les diverses associations dans lesquelles je suis impliqué, telles que “Dyna’MO”(2), me sont très utiles. Mais la discussion prévaut toujours.
Venir avec une couverture et un café, c’est bien. Sommes-nous certains que cela réponde aux besoins de la personne ? Pas sûr. Ses besoins sont-ils toujours ceux que l’on croit ? Pas sûr non plus. Je pense à un gars à qui j’avais trouvé une chambre et un travail. Six mois après son installation, il s’est pendu. Il m’a laissé un mot : « Pedro, je ne me suis jamais senti aussi seul. »
Alors comment réagir face à une personne qui tend la main dans la rue?
Personnellement, je ne donne pas. Je lui prends la main, et je la serre. Je n’aime pas la relation que le don établit : la main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit. On n’est plus à égalité, plus dans la gratuité. On a tellement entendu qu’ « il y a plus de joie à donner qu’à recevoir » qu’on ne pense plus qu’à donner et à la joie qu’on va en tirer… C’est important aussi d’offrir à l’autre la possibilité de donner.
Aujourd’hui, la réponse donnée au problème de la pauvreté vous semble-t-elle inadaptée ?
La réponse est la même qu’au Moyen Age : on mendie, on donne. Jamais on ne s’interroge sur les raisons qui poussent quelqu’un à tendre la main. Regardez les Roumains. On en voit beaucoup à Paris. Pourtant la Roumanie est l’un des pays d’Europe où le pourcentage de la population qui a accédé à la propriété est le plus élevé. S’ils ont un toit dans leur pays, pourquoi sont-ils dans les rues, à mendier ?
En 40 ans de rue, observez-vous un changement de visage de la misère ?
La tenue des personnes de la rue a changé. Aujourd’hui, elles sont habillées comme vous et moi. C’est un signe de notre société de consommation : les vestiaires où se fournissent les personnes de la rue sont remplis de vêtements à peine usés que nous jetons à la première occasion… Outre l’augmentation du nombre de jeunes et du nombre de femmes, je remarque aussi que la souffrance psychique des personnes est plus grande car elles prennent davantage conscience de ce qu’elles devraient avoir et de ce qu’elles n’ont pas.
Parlez-nous de ce lieu, “La Moquette”(3), que vous avez créé en 1992…
Après mon expérience de barman, où avec une équipe d’éducateurs, j’ai rencontré les nuitards du Quartier Latin, l’idée d’un lieu convivial et ouvert à tous a germé. Un lieu qui ne soit ni un bistrot – tout le monde n’a pas les moyens de se payer un coup à boire– ni un espace spécial pour les pauvres. A “La Moquette”, on n’offre rien à manger, on ne dépanne personne pour la nuit. A travers des ateliers d’écriture ou des conférences, on veut juste permettre aux SDF et aux ADF – nous avons créé le concept d’Avec Domicile Fixe pour souligner combien il est absurde de définir quelqu’un par ses manques – de se rencontrer. Le temps d’une soirée, tout le monde cohabite. Il n’y a plus de ghetto, plus d’inclus, plus d’exclus.
Votre engagement, c’est la rue, mais la rue la nuit surtout… Pourquoi ?
Pour moi, la nuit est un moment de rencontre privilégiée, plus propice aux confidences. L’obscurité oblige à une certaine proximité physique, elle rapproche les gens. On est plus compatissant, la nuit. « Jusqu’à minuit, disait un rabbin du 12e siècle, Dieu est un Dieu de justice. Après minuit, c’est un Dieu de miséricorde ». Je me retrouve bien là-dedans, même si au départ, si j’ai commencé la nuit, c’est surtout parce qu’il n’y avait aucun travailleur social. Or la vie ne finit pas au coucher du soleil.
Avant de vous consacrer aux personnes de la rue, vous avez été militant politique anti-Franco puis défenseur de la cause des ouvriers… Votre carburant, c’est la colère ?
Oui, la révolte et la colère. C’est un signe d’amour, la colère : elle montre qu’on ne peut pas tolérer l’injustice ou la souffrance des gens sans réagir. Après, comme disait mon ami l’abbé Pierre, il faut se demander si on est digne de sa colère et ne pas se contenter de râler. Il faut agir.
Vous n’avez pas l’impression de vous battre contre des moulins, parfois ?
Cela me va de me battre contre des moulins à vent, ça maintient en forme ! Et puis Don Quichotte, j’adore !
Plus sérieusement, bien sûr que j’aimerais voir un peu plus de résultats. Mais je n’ai pas le droit de perdre espoir tant qu’il y a du travail à faire. Et puis je crois en Jésus Christ. Je crois qu’il est mort et ressuscité pour moi et pour ceux que je rencontre. Avec cela, on ne peut pas se décourager !
Et l’Eglise justement, est-elle assez présente auprès des personnes en difficultés ?
L’Eglise est absente de la rue, du monde du travail et de la vie des hommes. Elle donne l’impression de se replier sur elle-même, d‘être centrée sur son souci d’avoir des prêtres et de remplir les églises. Tant qu’elle ne sera pas plus présente au monde des pauvres, elle ne sera pas l’Eglise de Jésus Christ.
1)Le “Collectif Les morts de la rue” veille à ce que les personnes de la rue soient enterrées dignement.
Tél : +33-(0)1-42 45 08 01
2)“Dyna’MO”. Association intermédiaire.
3 Passage Salarnier.
75011 Paris ;
Tél : +33-(0)1-48 07 28 82
75005 Paris,
est ouverte le mardi de 15h à 19h, et le mercredi, jeudi et vendredi de 21h à minuit. Tél : +33-(0)1-43 54 72 07.
3)“La Moquette”, 15, rue Gay Lussac
QUESTIONNAIRE DE SAINT ANTOINE
Connaissez-vous Saint-Antoine de Padoue ? Quelle image avez-vous de lui ?
Saint Antoine ? Oui, c’est le saint que l’on invoque quand on a un perdu un objet… Il aimait bien les enfants, je crois... Mais vous savez, moi, les saints, ce n’est pas ma sensibilité. Ce qui m’intéresse, ce sont les témoins de l’Evangile plus que les critères de sainteté. Le Christ n’est pas venu pour les vertueux. Sinon, il ne serait pas venu pour moi…
Etes-vous déjà allé à Padoue ? Quel souvenir en gardez-vous ?
Non, je ne connais pas. Je ne suis pas très attaché aux lieux en tant que lieux saints ou de référence à quelqu’un. J’aime un endroit pour sa beauté – c’est le cas pour la chapelle de Matisse à Vence (Alpes-Maritimes, ndlr) – et non parce que tel ou tel y a vécu ou prié.
Quand vous sentez-vous le plus proche de Dieu ?
Au risque de choquer, je dirais que je me sens proche de Dieu quand je suis dans le péché. C’est là que je perçois sa miséricorde : on peut le laisser tomber, mais lui est toujours là.
Comment priez-vous ?
Je ne sais pas prier. Même le Notre Père, j’ai du mal à le finir… si ce n’est à le commencer. Réciter, c’est facile. Mais s’engager dans ce que l’on dit et reconnaître que l’on est tous frère, c’est une autre paire de manche !
Qu’est-ce qui vous a rendu heureux cette année ?
Aimer. Quand on aime, on est heureux. Ce qui n’empêche pas de souffrir. Le bonheur n’exclut pas la souffrance. Moi, je suis heureux, mais pas content car il y a encore trop d’injustice dans le monde.