Qu’est-ce qui compte le plus ?
« Lorsque les flots s’enflent en hauteur, les navigants n’ont aucun souci des choses matérielles, aucun plaisir de la chair ne leur vient à l’esprit ; ils rejettent même hors du navire les marchandises pour lesquelles ils avaient fait de long trajets. » Sermon pour le XIIIe dimanche après la Pentecôte
C’est dans notre nature : nous avons tendance à nous remplir de choses, de sécurités, de points d’appui à droite et à gauche. Nous pensons être sages si nous ne laissons rien de notre vie au hasard. Nous avons besoin d’une programmation impeccable, d’une efficacité sans faille. Non seulement nous veillons, parfois de manière obsessionnelle, à tout faire pour ne pas tomber dans des situations incertaines, mais nous avons aussi besoin de nous garantir des lieux de bien-être, de plaisir. Il n’y a rien de mal à tout cela, du moins à première vue. C’est faire preuve de bon sens de s’organiser au mieux et éviter les imprévus. Tout comme il convient de chercher à nous procurer ce dont nous avons besoin pour nos besoins matériels. Le paradoxe, cependant, est le suivant : parfois nous entrons dans une sorte de court-circuit émotionnel. Nous nous remplissons tellement d’éléments rassurants que nous ne nous sentons plus du tout en sécurité. Tout semble glisser entre nos mains et nous éprouvons alors de l’insatisfaction.
Voilà pourquoi, même si cela peut paraître insensé, il peut parfois être bon d’affronter des situations soudaines de risque, voire de danger grave, afin d’être ramené à l’essentiel, à ce qui compte vraiment.
C’est ce que saint Antoine semble avoir en tête lorsqu’il se sert de l’image des navigateurs qui, alors qu’ils risquent de mourir, pensent à sauver leur vie. Pour ce faire, ils doivent immédiatement alléger leur navire. Sans hésiter, ils jettent alors à la mer les richesses qu’ils ont accumulées au prix d’on ne sait quel effort au cours de leurs longs voyages. En un instant, la bonne perspective est rétablie : rien ne vaut la vie.
On ne peut ni ne doit trop penser: il faut se libérer de ce qui nous paraissait si précieux quelques minutes plus tôt, et qui soudainement n’a plus de valeur.
Ce raisonnement pourrait sembler fataliste ou déprimant, mais saint Antoine ne fait pas de menaces gratuitement, il ne s’en prend pas aux biens matériels ou aux plaisirs en tant que tels. Il dénonce le risque subtil que nous courrons : celui d’être prisonniers de notre organisation parfaite et de nos biens matériels, au point d’en oublier de vivre.
S’il n’est pas nécessaire de provoquer les dangers, nous pouvons tout de même avoir cela en tête et remettre les choses à leur juste place dans nos vies. Selon moi, ces marins qui ont échappé à la tempête ont pu se regarder en face, et se raconter les peurs surmontées et la joie d’être encore vivants.
Voilà ce qui compte plus que toute sécurité : avoir des espaces de relation pour partager les peurs et les raisons d’espérance. Un tel trésor est pour toujours et ne nous appesantit jamais. Au contraire, les rencontres gratuites allègent nos cœurs.