Pouchkine, poète de l’âme russe
Le 26 janvier 1837 (le 10 février dans notre calendrier grégorien), Alexandre Sergueïvitch Pouchkine meurt à Saint-Pétersbourg, après deux jours d’agonie, des suites d’un duel avec le baron d’Anthès, un Français qui courtisait un peu trop sa femme à son goût. Toute la Russie pleure son « premier poète ». Plus de dix-mille personnes de toutes classes se précipitent pour lui rendre hommage. On est obligé de déplacer le cercueil, de nuit, vers une autre église, pour éviter des troubles et le baron d’Anthès échappe de peu à un lynchage par la foule.
Au moment de sa mort, Pouchkine était déjà considéré comme le plus grand écrivain russe, et pour beaucoup il le demeure aujourd’hui. S’il est chez nous moins connu et célébré que Dostoïevski ou Tolstoï, c’est qu’il a surtout écrit en vers, clairs et rythmés, difficiles à restituer dans une autre langue. Néanmoins, un autre grand auteur russe, Vladimir Nabokov, a publié en 1964 une traduction en anglais des 5 523 vers de son principal chef-d’œuvre, Eugène Onéguine, qui fait encore référence. Plus surprenant, Jacques Chirac, l’ancien président français, a effectué dans sa jeunesse une traduction de ce même poème, jamais publiée.
Un ancêtre illustre mais parfois encombrant
Pouchkine est né le 26 mai 1799 (6 juin, en grégorien) à Moscou, au sein d’une famille aisée. Son père, occupé à jouer, ne lui prête guère attention et sa mère le traite durement, lui préférant sa sœur et son autre frère. D’après une anecdote célèbre, sa mère, excédée par le fait qu’il perde ses mouchoirs, en fait coudre un à sa veste, « pour le dresser », qu’elle ne change que deux fois par semaine, et l’exhibe ainsi à ses visiteurs. Mais l’enfant est brillant et doté d’une mémoire infaillible. À 10 ans, il lit La Fontaine et Voltaire dans le texte et dévore Molière, Beaumarchais, Byron ou Shakespeare.
Sa grande fierté, qui a aussi été une source de douleur, c’est que son arrière-grand-père maternel est un Africain, Abraham Hannibal, un esclave affranchi par Pierre le Grand, devenu son favori et qui finira général, car le tsar voulait démontrer que les Noirs avaient les mêmes aptitudes que les Russes, un point de vue audacieux pour l’époque. Pouchkine tient de lui. Il a les cheveux crépus, les traits de son aïeul, ainsi qu’un teint olivâtre. Sa différence le rend très susceptible, constamment prêt à se battre en duel, ce qui signera sa perte.
Son professeur note en 1816 : « L’ambition suprême et finale de Pouchkine est de briller dans le domaine de la poésie », en ajoutant : « C’est une intelligence superficielle, pour ainsi dire française ». Bien qu’il se trouve laid, Pouchkine plaît par son charme et son tempérament, et devient rapidement un coureur de jupons. Une voyante lui prédit une mort prématurée à 37 ans, il n’en a cure. Son arrogance et sa désinvolture lui valent plusieurs années d’exil dans le sud de la Russie. Bien que proche de ce groupe, il échappe à la répression qui suit le coup de force « décembriste », une conjuration de monarchistes constitutionnels et de républicains, sévèrement réprimée en 1825.
Obsédé par l’idée que le mariage le rendrait heureux, il épouse en 1831 une jeune beauté moscovite, Natalia Gontcharova. Mais il déchante rapidement, car cette épouse est une écervelée coquette et dépensière qui se laisse un peu trop courtiser. Le fringant baron d’Anthès lui fait une cour assidue. Vite, on le marie à la sœur de Natalia pour éviter le scandale. Mais il en faudrait plus pour que le baron cesse ses avances. Pouchkine est moqué dans tout Moscou comme « cocu ». C’en est trop, et le duel fatal devient inévitable, malgré plusieurs exhortations au calme.
Est-ce un hasard si l’œuvre entière de Pouchkine est traversée à ce point par le duel ? C’est un thème central dans Eugène Onéguine, où ce jeune aristocrate qui semble si proche de Pouchkine lui-même, passe d’une joyeuse excitation à l’humeur la plus sombre et finit par tuer son rival, Lensky.
« Il a été pouchkine »
Son écriture est celle d’un écrivain classique, plus proche du siècle des Lumières que du romantisme de ses premières œuvres. On dit parfois qu’il a inventé la langue russe moderne et ses œuvres ont souvent été adaptées dans des opéras tels Boris Godounov ou La Dame de Pique. Un de ses biographes, Henri Troyat, le résume ainsi : « S’il avait écrit comme il vivait, Pouchkine eût été un poète romantique, inégal dans son inspiration. S’il avait vécu comme il écrivait, il eût été un homme pondéré, sensible et heureux. Il n’a été ni l’un ni l’autre. Il a été Pouchkine. »
En France, par une ironie de l’histoire, le nom de Pouchkine semble surtout attaché à Nathalie, la chanson de Gilbert Bécaud où « je pensais déjà, qu’après le tombeau de Lénine, on irait au Café Pouchkine, boire un chocolat… ». Pendant des décennies, les touristes ont cherché en vain ce café dans Moscou. Un homme d’affaires avisé a fini par le créer en 1999 pour le bicentenaire de sa naissance.
Mais malgré cet illustre chocolat, Pouchkine reste d’abord un poète immense et fraternel, à lire et à méditer, comme nous y invitent les derniers vers d’Eugène Onéguine : « Béni soit celui qui sut à temps, quitter la fête de la vie, sans boire son vin jusqu’à la lie ».