P. Alphonse Sammut, prêtre en Turquie
Père Sammut, que faites-vous, vous le Maltais, en Turquie ?
J’ai été nommé en 1983, pour trois ans, supérieur de la petite communauté de Frères qui vit au couvent Saint-Antoine d’Istanbul. Cette communauté a toujours été très internationale. Mon mandat a finalement duré 12 années, plus une treizième en attendant mon successeur… Et en 1997, alors que je croyais partir, le supérieur général a décidé d’ouvrir une maison de Frères Conventuels à Izmir et m’y a envoyé. J’y suis depuis presque dix ans. A Izmir, nous sommes trois Frères, et à Istanbul, ils sont maintenant cinq.
Parlons un peu de l’actualité : qu’attendez-vous de la visite du Pape ?
Voici comment je vois les choses, mais c’est une analyse très personnelle. Je ne crois pas que la visite du Pape apporte réellement quelque chose dans la situation de l’Eglise, en tous cas pas dans l’immédiat. Ce que cela peut occasionner, dans un premier temps, c’est de mettre en valeur le gouvernement actuel de la Turquie : « regardez comme nous sommes tolérants, nous avons accueilli le Pape, nous maintenons la coexistence des religions… »
Pourtant, au départ, les Turcs ne semblaient pas très favorables à cette visite…
Le Patriarche Œcuménique Bartholomée 1er avait invité le Pape, et le Pape devait venir l’an dernier. Mais la Turquie a fait remarquer qu’une personne privée ne peut inviter un chef d’Etat. Le Vatican a répondu que le Pape venait comme un ami qui vient voir un ami. Ils n’ont pas accepté. Comme la Turquie ne pouvait pas refuser l’accès à son territoire au Pape, les autorités ont lancé l’invitation pour cette année.
Mais alors quel est l’enjeu de cette visite ?
Le Vatican veut faire pression pour que la Turquie reconnaisse enfin l’Eglise catholique. N’ayant pas accepté les conditions fixées par la Turquie pour reconnaître les religions au début de la république, dans les années 1930, l’Eglise catholique n’a aucune existence légale.
Et aujourd’hui le dossier pourrait avancer ?
Les négociations avec l’Union européenne peuvent avoir des conséquences positives dans ce domaine : la protection de la liberté religieuse est plus importante en Europe, cela pourrait jouer…
Concrètement, quelle est l’importance d’une reconnaissance officielle de l’Eglise ?
Moi, en tant que prêtre servant l’Eglise de Turquie, pour obtenir mon permis de travail, je dois d’abord passer par mon consulat, et le consulat doit garantir qu’en aucune façon, je ne m’impliquerai dans une activité politique. C’est à croire que nous, les prêtres, nous sommes les seules personnes vraiment dangereuses en Turquie. Les gens qui travaillent dans d’autres secteurs, qu’ils soient russes, italiens, français, allemands, peu importe, ils obtiennent leurs papiers. Pour nous, il faut que le consulat témoigne de notre neutralité politique. Et puis il y a tous les soucis que cela crée dans l’administration des églises ou des œuvres … Tout est très compliqué dans cette situation.
Dans un autre domaine, est-ce que la visite du Pape ne pourrait pas renforcer le patriarche orthodoxe Bartholomée 1er ?
Le Pape vient d’abord pour rencontrer le Patriarche, c’est un fait. Mais cela va-t-il changer sa situation ? J’en doute. Je connais bien le patriarche Bartholomé puisque je l’ai connu bien avant qu’il soit patriarche. Les Turcs sont convaincus que personne ne l’écoute, et ne veulent pas que quiconque l’écoute. C’est d’ailleurs pourquoi ils refusent de reconnaître son titre de patriarche œcuménique, qui souligne sa dimension internationale. Des manifestations d’écoliers en uniformes contre le Patriarche ont même été organisées il y a quelques mois devant le patriarcat.
Les effets d’une grande exposition médiatique internationale peuvent tout de même lui être favorables…
C’est vrai, ça c’est déjà produit. Il y a quelques temps l’ancien président américain Jimmy Carter est venu en Turquie. Il est allé visiter le Phanar, le siège du patriarcat. Les journalistes lui ont demandé : « Pourquoi êtes-vous allé au Phanar ? Vous n’êtes pas grec orthodoxe ! » Et il a répondu : « Non en effet, mais je suis chrétien. Et en tant que chrétien le patriarche orthodoxe est pour moi un point de référence. L’expansion du christianisme est partie d’ici. Vous ne savez pas le trésor que vous avez ici. » Il faut savoir qu’à l’époque le Phanar était tout petit. Il avait été en grande partie détruit par un incendie, et les autorités turques n’avaient jamais donné la permission de reconstruire. Quelques temps après cette déclaration, le permis de construire fut enfin accepté, et c’est ainsi que fut bâti le nouveau patriarcat.
Venons-en à la vie quotidienne des catholiques en Turquie. Le climat se détériore-t-il ?
C’est évident. Cela se voit rien qu’en mettant le nez dehors, dans la rue, partout. Tout a changé ces dernières années, depuis l’arrivée de ce nouveau gouvernement (1).
L’église Saint-Antoine (2) d’Istanbul semble néanmoins très fréquentée, surtout le mardi, y compris par des non-chrétiens…
Le nombre de gens qui viennent chaque mardi est très impressionnant : il y a 2 à 3 000 personnes. Ils viennent, ils allument un cierge, ils disent une prière. Ils demandent quelque chose, et plus tard ils reviennent pour remercier. Il y a notamment beaucoup d’hommes, ce qui est plutôt rare dans les églises. Mais il faut bien dire qu’il n’y a plus autant de monde aujourd’hui qu’il y a quelques années à cause de la résurgence de l’islamisme. Certains n’osent plus venir, surtout les musulmans laïcs qui venaient auparavant.
Est-ce lié à tout ce qui se passe dans la région ?
Tout est lié : l’Afghanistan, l’Irak, la Palestine… Chaque dossier de l’actualité semble ajouter de l’huile sur le feu.
Êtes-vous inquiet pour l’avenir ?
Au fond, je ne suis pas inquiet puisque je suis croyant. Je crois que le Christ a le dernier mot de l’histoire, même si à vues humaines, la situation n’est pas très encourageante.
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1) Depuis 2002 l’AKP, parti de la justice et du développement, issu de la mouvance islamiste, dispose d’une large majorité à la Grande Assemblée Nationale et tient l’essentiel du pouvoir.
2) Voir aussi pages 24-25.
QUESTIONNAIRE DE SAINT ANTOINE
Qui est saint Antoine pour vous ?
Pour moi, il est le premier des fils de saint François. Ensuite, il est celui qui, bien que né dans une famille noble, savait comment rejoindre les gens les plus simples. Et puis c’était un homme avec un très grand cœur.
Qu’évoque Padoue pour vous ?
Quand je pense à Padoue, je ne peux penser à rien d’autre qu’à saint Antoine. Je pense à la personne de saint Antoine, mais aussi au lieu de la basilique : je suis allé de très nombreuses fois à Padoue, et je suis toujours allé prier à la basilique, alors que je ne crois pas connaître la cathédrale…
Quand vous sentez-vous le plus proche de Dieu ?
Dans la prière, bien sûr. Mais je crois aussi que je me sens très proche de Dieu quand des musulmans viennent me demander de prier pour l’un des leurs. Je crois qu’ils pensent qu’étant un « homme de Dieu » comme ils disent, je suis un intercesseur.
Y a-t-il un lieu ou un moment qui favorise spécialement votre prière ?
Un lieu où j’aime vraiment prier est la maison de Marie à Ephèse. J’y vais une fois par mois au moins. C’est un lieu de recueillement pour tous les croyants.
En quoi voyez-vous des raisons d’espérer ?
Je suis venu ici, en 1983, pour trois ans. Mon premier jour à Istanbul était un mardi. J’ai été abasourdi par les foules qui se pressaient dans l’église. Depuis je me suis habitué à la vie ici. Et les choses ont changé aussi. Mais chaque jour de mon apostolat, je me dis que la grâce de cette mission est de réaliser combien je suis gâté d’être né catholique. Nous ne pouvons pas abandonner la Turquie où l’Eglise est née. Nous avons le devoir de rendre le Christ présent et visible dans ce pays.
Liberté religieuse
La visite de Benoît XVI en Turquie sera « importante pour notre pays et pour les rapports entre catholiques et orthodoxes », a affirmé le patriarche Bartholomée 1er en octobre. Ce sera « une occasion pour cultiver le dialogue, lever les malentendus et souligner la nécessité d’un dialogue entre les deux religions monothéistes ».
Le Patriarche Œcuménique a regretté que les fidèles orthodoxes n’aient pas « les pleins droits des citoyens turcs ». Il a ainsi dressé la liste des limitations de leurs libertés comme l’éducation religieuse, la perte des biens ecclésiastiques, l’absence de personnalité juridique pour son Eglise présente dans la région depuis 17 siècles ou encore le fait que le patriarche doive être élu parmi les citoyens turcs. Ce dernier point, a-t-il expliqué, « pose de sérieux problèmes pour l’avenir ».
« Espérons qu’avec le chemin de la Turquie vers l’Union européenne, ces problèmes seront résolus l’un après l’autre », a alors souhaité Bartholomée 1er.
source : Agence I Média