Ô Capitaine ! Mon Capitaine !
Sur la sonnette, deux noms de famille improbables, à côté de ceux des autres habitants de l’immeuble : SKIPPER MARINAI (skippers marins, ndlr), écrit comme ça, en majuscules (avec un petit cœur au milieu). Autour du bâtiment, des piétons avec des sacs de provisions, vélos au bras et chiens en laisse, paysage typique des centres historiques des villes de la Vénétie au coucher du soleil. Nous sommes à Rovigo, au cœur de la ville : la rue principale, Corso del Popolo, n’est qu’à 30 mètres. Leonardo Peretto, président de l’association Down Dadi Polesine, branche de l’association du même nom à Padoue, nous explique qui se cache derrière cette étrange inscription sur la sonnette. « C’est ici que, depuis juin 2023, nous menons le projet Chiavi di casa (clés de la maison), un parcours d’autonomie pour des jeunes atteints de déficience intellectuelle. L’objectif est de faire en sorte qu’un jour, eux aussi, comme tous les autres enfants, puissent prendre leur envol ». Vivre dans un centre comme celui-là présente deux avantages : « Cela permet d’être proche des services, en particulier des services de transport, et de vivre la ville de l’intérieur, en visitant des lieux, en rencontrant des personnes, et en participant à des activités ». Une autonomie qui doit cependant être acquise sur le terrain, ou mieux encore, comme à bord d’un bateau, car le processus pour y parvenir est scandé par les degrés du jargon maritime. On commence comme matelot, on continue comme marin, pour devenir skipper déjà capable de diriger le navire, et enfin capitaine, prêt à prendre le large sur la vaste mer de la vie.
Comme une famille
Il ne reste plus qu’à rencontrer l’équipage. Nous montons les marches jusqu’au premier étage et nous frappons : derrière la porte, on devine une attente impatiente, soigneusement préparée par les deux éducatrices, Laura et Chiara. Lorsque la porte s’ouvre, la lumière du couloir éclaire les visages d’Anna Laura, 28 ans, une hôte gentille et attentive qui aime bavarder. Elle est skipper, « mais presque capitaine », précise-t-elle. Francesco, 30 ans, est un tourbillon de joie, heureux de cette rencontre, comme les rares personnes qui apprécient encore les petites choses ; c’est un marin heureux de l’être, un homme qui sait être patient. Giorgio, 29 ans, est un skipper aux yeux bleus comme la mer et à la sincérité désarmante, il vous inonde de son regard parce qu’il veut comprendre qui vous êtes. Elisa, 33 ans, également skipper, est la plus prudente, elle n’a pas encore décidé si elle allait nous faire confiance, mais ses yeux, derrière ses lunettes plaquées contre son nez, sont curieux. Dans le salon, la table est dressée : biscuits, boissons, nappe décorée de citrons et de fleurs. Laura, l’une des éducatrices, brise la glace : « Je m’occupe d’eux depuis 2020, quand l’expérience n’existait qu’à Adria, à une vingtaine de kilomètres d’ici. C’était la période du Covid et c’est seulement grâce à un protocole sanitaire minutieux que nous avons pu continuer ce projet. Ce groupe n’était pas encore formé et la cohabitation n’avait lieu que pendant le week-end ». L’étape suivante a été de l’étendre à la semaine entière, à tour de rôle, car il n’y avait pas – et il n’y a toujours pas – assez d’appartements. « Le but était d’inclure dans l’expérience tous les aspects de la vie quotidienne – l’école, le travail, le sport, les loisirs, les amis – afin de se rapprocher le plus possible d’une véritable cohabitation, dans toute sa complexité. Vivre avec eux est comme faire partie d’une équipe, le progrès de l’un est une réussite pour tous. »
L’appartement de Rovigo, qui a pu être aménagé grâce aux meubles offerts par la Caritas Saint-Antoine, a constitué une étape fondamentale pour les jeunes qui vivaient dans la ville ou dans les villages voisins, qui n’ont donc plus eu à se déplacer à Adria mais qui ont pu intégrer leur ville et leur monde de relations et d’activités. Je demande à Anna Laura si elle est contente de vivre dans cette maison. « Ce n’est pas une maison, c’est un appartement », répond-elle très poliment. Rire général, tout le monde sait qu’elle aime mettre les points sur les i. Certains cherchent à prendre un biscuit, mais Elisa les rappelle à l’ordre : « Les invités d’abord ! » Anna Laura travaille pour la coopérative Ro.sa : « J’emballe des produits comme des compresses, des flacons de compléments alimentaires et de vitamines ». Francesco est impatient de me dire où il travaille. Ses yeux brillent : « J’insère des surprises dans les œufs Kinder à la coopérative Il Girasole ». La joie qu’il exprime semble inclure l’émerveillement des nombreux enfants qui ouvriront les œufs en chocolat. C’est au tour d’Elisa : elle me regarde, mais elle a du mal à trouver les mots. « Elle travaille dans une bibliothèque », dit Giorgio. Elisa se fâche : « Voilà, il a parlé à ma place ! » « Mais dans une bibliothèque, on peut faire beaucoup de choses ! Tu as encore beaucoup de choses à raconter », interviens-je. Elisa se calme et me dit qu’elle s’occupe des étiquettes pour les livres, en énumérant tous les noms des bibliothécaires et des bénévoles, qu’elle aime visiblement beaucoup. « Mais c’est toujours lui qui parle », conclut-elle, agacée. Giorgio écarquille ses grands yeux et répond avec une ironie innée : « Appelez la police ! ». On a vraiment l’impression d’être dans une famille, témoins d’une querelle entre frères qui se connaissent bien et s’aiment beaucoup. Le dernier travailleur à se présenter est Giorgio lui-même, et il veut me montrer une preuve matérielle de son activité. Il va dans sa chambre et revient tout habillé, toque noire et long tablier bordeaux : « Je suis cuisinier à l’Osteria della gioia (cf. Messager de juillet/août 2022) », dit-il fièrement. Chiara, l’autre éducatrice, les regarde avec un sourire complice : « Ils sont très affectueux et attentionnés les uns envers les autres. Si l’un d’entre eux est malade, quelqu’un prépare une camomille, un autre va chercher une couverture. Je les connais depuis un an, je m’occupe uniquement de leur groupe. Je partage des objectifs avec eux et chaque jour est différent, comme dans toutes les familles. Nous rions ensemble, nous essayons de réconforter ceux qui passent une mauvaise journée, nous partageons des intérêts ». Mais le plus beau, c’est que chacun d’entre eux apporte quelque chose de nouveau à la maison. « Le travail d’Anna Laura l’a rendue plus capable d’écouter les autres. Et tout juste hier, Giorgio, en cuisinant, a commencé à froisser le papier sulfurisé. J’ai d’abord été étonnée, puis il m’a expliqué que c’était la meilleure façon de le faire bien adhérer à la plaque. De petites choses qui vous font comprendre qu’ils construisent leur chemin ».
Mais ce chemin n’est pas pavé de roses. Leonardo, qui est le parent nourricier d’Anna Laura, le sait bien : « Aujourd’hui, les activités éducatives et de formation sont garanties pendant 24 heures, grâce à l’engagement de deux travailleurs socio-sanitaires. Nous travaillons en équipe, chaque groupe a son propre psychologue, et une fois par mois, il y a une réunion de supervision pour les opérateurs de tous les groupes. Il s’agit d’un processus complexe, non linéaire, qui demande du professionnalisme et une logistique coûteuse. Le prochain objectif sera de passer à une cohabitation de plusieurs semaines. Mais il y a besoin de plus de logements. Que se passera-t-il lorsque ce parcours se terminera et que nous n’aurons plus de financement de la part des unités de santé locales et de la région ? Les parents n’y arriveront pas tout seuls ».
Mais si l’avenir peut avoir des teintes sombres, le présent, lui, est très coloré. Elisa s’est levée, appelant Anna Laura à ses côtés, celle-là même qui semblait être un peu plus lente. « Sais-tu que nous faisons de la natation synchronisée ?, me demande-t-elle, nous avons gagné des médailles, tu veux voir ? » Les deux amies se lancent dans une danse improvisée, les bras tendus comme les ailes d’une mouette, les pieds en pointe, dessinant des arabesques dans l’air.
Capitaines, mes capitaines, levez l’ancre, prenez la mer !