Les métamorphoses de Berlin

01 Janvier 1900 | par

Réintégrant son statut de capitale après une éclipse de près de cinquante ans, la métropole prussienne est un pleine mutation. De gigantesques chantiers s‘étendent sur les vieilles blessures laissées par le mur qui se disloqua en 1989. Mais près de dix ans après sa chute, l’infranchissable frontière de béton semble encore hanter les consciences et la réalité sociale de Berlin.

Le voyageur qui aborde Berlin par la route ne peut qu’être frappé par l’étendue des forêts qui, depuis Magdeburg, entourent progressivement l’autoroute. Le paysage prussien – terre de pinèdes, de sablières et de lacs – semble s’intensifier à l’approche de l’ancienne capitale du Reich. Passé la ville impériale de Postdam où Frédéric II fit construire son palais rococo Sans souci inspiré par Versailles, le chapelet des lacs de Wannsee et la forêt de Grünewald donnent à la banlieue occidentale de Berlin un air de parc de loisirs tracé au cordeau. Mais très vite, les rocades d’autoroutes et de buildings élancés marquent l’entrée dans une gigantesque métropole de la taille d’un petit département français.

Ce qui frappe d’emblée, c’est la vastitude de Berlin-Ouest. Des boulevards longs de plusieurs kilomètres, comme le Kaisersdamm ou le Kurfürstendamm, relient le vieux centre historique aux quartiers bourgeois de Wilmersdorf ou de Charlottenburg. Ces longues avenues rectilignes sont bordées de magasins, de restaurants et de maisons à trois ou quatre étages qui respirent une tranquille opulence. A la tombée de la nuit, les trottoirs d’une largeur inouïe sont arpentés par une foule de piétons en balade, alors que de puissantes limousines et des bus à impériale se fraient un chemin sur l’allée centrale.

 

Sie verlassen nach 70 m West-Berlin...

Un peu plus loin, l’espace bâti se fait plus dense à l’approche du Zoo et de la gare qui porte le même nom. Une église en ruine garde le souvenir des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, de vieux immeubles se mélangent à des constructions modernes dans un patchwork urbain typique du centre-ville. Mais un nouvel espace boisé surprend le voyageur en route vers le centre historique. En plein cœur de la ville, le Tiergarten étend ses pelouses, ses kiosques et ses arbres aux frontières de l’ancienne ligne de démarcation. C’est au sortir de ce parc que, face à la porte de Brandebourg, le voyageur se heurtait jusqu’il y a peu à un panneau sans appel : Achtung ! Sie verlassen nach 70m West-Berlin . Un peu plus loin, un autre avertissement rédigé en anglais marquait la limite ultime du territoire contrôlé par les Alliés. La vieille porte de Brandebourg, surmontée d’un drapeau rouge et criblée d’impacts de balles, laissait deviner entre ses arcades les sombres bâtiments d’un autre monde. Au-delà de cette limite, c’est le cœur historique de Berlin qui était dérobé au voyageur occidental. La vieille avenue Unter den Linden, les rues commerçantes de la Friedrichstrasse et de la Leipzigerstrasse, les quais de la rivière Spree, le Kaiser Wilhelmbrücke et le Schlossbücke, la célèbre Alexanderplatz, l’église du Dom, tous ces lieux où bat la mémoire de la capitale des rois de Prusse se trouvaient sous contrôle soviétique. Mais c’était également le Berlin ouvrier et populaire qui était séparé de ses quartiers bourgeois qui s’étendent à l’Ouest vers la forêt de Grünewald.

Aujourd’hui, la porte de Brandebourg est restaurée, les tilleuls de l’avenue Unter den Linden font l’objet de soins attentifs et les rues commerçantes sont devenues une pépinière de grands magasins et de commerces de luxe. Le touriste peu au fait de la topographie de Berlin aura bien du mal à percevoir le passage de l’ancien mur. En hiver, cependant, un indice incontestable lui titillera les narines dès l’entrée dans les quartiers orientaux. Une odeur puissante, un peu sucrée et écœurante, caractéristique des villes d’Europe centrale, plane encore dans l’atmosphère. De nombreux foyers berlinois de l’Est se chauffent toujours à la lignite, cet ersatz de charbon odorant dégageant un fumée jaunâtre qui se répand dans la ville. On ne peut la sentir qu’à Berlin Est, dans les quartiers ouvriers de Prenzlauer Berg ou de Lichtenberg, parsemés de vieilles bâtisses décaties aux façades couvertes de peinture écaillée. Les automobiles sont moins nombreuses et il y règne une atmosphère unique. Depuis peu, des bistrots d’artistes, des restaurants branchés, des galeries d’art fleurissent dans ces vieux quartiers où le temps semble s’être arrêté. Dans les zones les plus sinistres, des groupes de jeunes alternatifs squattent des immeubles en ruine d’où émanent des bouffées de hard-rock et de marijuana.

 

Les plus grand chantier d’Europe

Mais c’est sur la lisière de ces deux mondes que Berlin vit sa mutation la plus spectaculaire. Sur le tracé de l’ancien mur et sans fonction réelle depuis des décennies, la Potsdammer Platz connaît une activité ininterrompue. De jour comme de nuit, de puissantes excavatrices creusent des fondations, détournent des bras de la rivière Spree, aménagent le tracé du métro dans ce qui deviendra la partie la plus moderne de la ville. A quelques encablures, le célèbre Reichstag (le Parlement allemand) est en pleine réfection et de nouveaux bâtiments destinés à l’administration d’un pays réunifié surgissent du sol. Le transfert de la capitale fédérale de Bonn à Berlin est une affaire d’Etat qui nécessite des investissements gigantesques où toute la puissance économique de l’Allemagne donne sa pleine mesure. Destiné à l’information des Berlinois et des touristes, le Kiosque , une structure métallique sur pilotis de plusieurs étages, situé au cœur du chantier de la Potsdammer Platz, fournit toutes les informations nécessaires sur le projets en cours. Maquettes en trois dimensions, images virtuelles interactives sur grand écran, expositions de photos permettent de visualiser le futur centre névralgique de la ville. Le projet est pharaonique et donne une idée de l’importance que le gouvernement allemand accorde à sa nouvelle capitale politique et administrative. A quelques kilomètres de là, c’est l’environnement immédiat de la porte de Brandebourg qui est en pleine métamorphose. La vieille Pariser Platz renaît de ses cendres et abritera bientôt l’ambassade de France, le prestigieux Hôtel Adlon a été entièrement restauré, les bâtiments qui bordent le début de l’avenue Unter den Linden (dont l’ambassade de Russie) brillent comme des sous neufs.

Les travaux en cours tout au long de l’ancien mur ne peuvent cependant à eux seuls suturer la fracture sociale et humaine de Berlin. Séparées depuis un demi siècle, les deux communautés doivent à nouveau apprendre à vivre ensemble. C’est que la division de la ville n’était pas uniquement politique. Elle recoupait une ancienne séparation des catégories sociales. Comme à Paris et Londres, l’ouest de la ville était la zone d’expansion de la bourgeoisie triomphante à la recherche d’espaces verts et de quartiers aérés, l’est regroupait les cités-dortoirs des classes laborieuses qui furent le fer de lance de la révolution industrielle.

Notre hôte berlinoise, interprète aux Communautés européennes, ne connaît pas grand-monde à Berlin-Est. Spontanément, elle rétorque à notre étonnement : Et vous, vous avez des amis à Schaerbeek ou à St-Josse (quartiers populaires de Bruxelles) ? Ce sont les artistes, les intellectuels et les alternatifs de l’Ouest qui s’établissent à Berlin-Est. Les loyers sont meilleur marché, l’atmosphère moins matérialiste. Certaines rues portent toujours les noms des militants ouvriers qui, comme Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, guidèrent l’insurrection populaire après la défaite de 1918. Une manière, peut-être, de continuer à rêver de révolte sociale à l’ombre de la puissance économique du capitalisme occidental...

 

D’un mur à l’autre

Un simple coup l’oeil sur la carte permet par ailleurs de prendre la mesure du caractère excentré de Berlin dans le territoire actuel de l’Allemagne réunifiée. A l’époque de la Prusse triomphante, il est vrai, la ville était la capitale d’un Etat qui s’étendait beaucoup plus vers l’Est. Une partie de la Pologne actuelle était allemande et au-delà de Danzig (relié au Reich par son fameux couloir), le territoire de la Prusse orientale avait une frontière commune avec la Lituanie. Déjà au Moyen Age, les chevaliers teutoniques, immortalisés par le cinéaste soviétique Eisenstein, se lançaient à la conquête des terres orientales.

Mais si le mark allemand est la monnaie de référence en Pologne et dans les pays baltes, l’entrée prochaine de la Pologne dans l’Union européenne et la naissance imminente de l’Euro changeront la donne. C’est toute l’Europe occidentale qui, grâce à la tête de pont que constitue Berlin, se rapprochera de ses cousins oubliés d’Europe centrale. Ainsi, avec la chute du mur et le réunification de la capitale allemande, un autre mur est en train de se lézarder. Au grand dam, d’ailleurs, des Ukrainiens, des Biélorusses et des Russes, qui voient s’élever une frontière nouvelle qui les séparera bientôt de leurs anciens pays satellites. Ironie de l’histoire, sans doute, que cette chute d’un mur qui provoque l’érection d’un autre.

Updated on 06 Octobre 2016