Les funestes accords Sykes-Picot
Il y a 100 ans, le 16 mai 1916, la France et la Grande-Bretagne convenaient secrètement de se partager les provinces de l’Empire Ottoman au Moyen-Orient, trahissant les promesses faites aux Arabes, invités à se soulever contre les Turcs. Nous n’avons pas fini d’en payer le prix.
Après la prise de Mossoul en juin 2014, l’une des premières vidéos de Daech proclamait son intention « d’effacer les frontières coloniales des accords Sykes-Picot ». Pour beaucoup d’observateurs, nous assistons aujourd’hui à la fin de la configuration du Moyen-Orient décidée en Europe pendant la Première Guerre mondiale par ces accords.
Retour en 1916. L’Empire ottoman, allié de l’Allemagne, est en train de perdre le contrôle sur ses provinces du Moyen-Orient, convoitées par la France et la Grande-Bretagne.
Dès 1915, la Russie tsariste fait savoir à Londres qu’elle compte annexer Constantinople. La Grande-Bretagne décide d’impliquer la France pour qu’elle serve de tampon entre l’Irak et les territoires visés par les Russes au Nord, dans le Caucase. La France était la puissance dominante en « Syrie naturelle » par ses investissements économiques et son rayonnement scolaire et culturel. On parlait même d’une « France du Levant ». Les Britanniques, qui occupent l’Égypte depuis 1882, avaient fini par admettre cette primauté.
Sir Henry McMahon, haut-commissaire au Caire, aidé du « colonel » T. E. Lawrence, futur Lawrence d’Arabie, tente de son côté de persuader le chérif hachémite Hussein, qui gouverne La Mecque au nom du sultan, de soulever les Arabes contre les Ottomans. Mais le chérif réclame, en cas de succès, le pouvoir sur les provinces arabes de l’empire.
L’affaire fait l’objet de discussions à Londres et Paris entre les diplomates Mark Sykes et François Georges Picot, ainsi qu’à Moscou, avec le ministre Serguey Sazanov. Le 16 mai 1916, un accord est conclu à Londres par sir Edward Grey, ministre britannique des Affaires étrangères, et Paul Cambon, ambassadeur de France, appelé dans un premier temps accord Cambon-Grey, puis Sykes-Picot, Grey refusant d’y apposer son nom.
Un partage colonial
Les deux diplomates ont tracé une ligne qui va de Mossoul (au nord de l’Irak) à Haïfa (sur l’actuelle côte israélienne). Tout ce qui est au Nord revient à la France ; au Sud, à l’Angleterre. Bien entendu, il n’est pas prévu de consulter les populations locales.
Le Proche-Orient sera découpé en cinq zones :
1) Une zone bleue administrée directement par la France, formée du Liban actuel et de la Cilicie (au sud-est de l’actuelle Turquie, peuplée de nombreux chrétiens arméniens).
2) Une zone arabe A, d’influence française, comportant le nord de la Syrie actuelle et la province de Mossoul.
3) Une zone rouge d’administration directe britannique, formée du Koweit actuel et de la Mésopotamie (actuel Irak).
4) Une zone arabe B, d’influence britannique, comprenant le sud de la Syrie actuelle, la Transjordanie (actuelle Jordanie) et la future Palestine.
5) Une zone brune, d’administration internationale, comprenant Saint-Jean d’Acre, Haïfa et Jérusalem.
De plus, un chemin de fer Bagdad-Haïfa doit être construit le long de la ligne Sykes-Picot, Londres visant à assurer sa domination sur les régions pétrolières d’Irak pour alimenter en énergie son empire colonial, tout en sécurisant la route des Indes. C’est à cette époque que le pétrole devient un enjeu géo-
stratégique, révélé par la mécanisation de la Grande Guerre.
Pour compliquer encore plus les choses, les Anglais promettent aux Juifs un foyer en Palestine par la Déclaration du ministre des Affaires étrangères Balfour le 2 novembre 1917. Les Arabes sont exaspérés, d’autant plus que les Bolchéviques ont révélé les accords aux Ottomans, fin 1917, au moment où les troupes arabes, assistées de Lawrence, poussent jusqu’à Damas en prenant de court les Français. Le général Gouraud les chassera de Damas le 24 juillet 1920.
Un siècle de turbulences
Le traité de Sèvres, du 10 août 1920, qui reprend les accords Sykes-Picot, sera très dur envers les Turcs, en imposant la création d’un Kurdistan autonome, d’une grande Arménie, et la cession à la Grèce de Smyrne et de la côte ouest de l’Anatolie. La France et la Grande-Bretagne se voient attribuer des mandats par la Société des Nations pour mener, en théorie à l’indépendance, les peuples sous leur tutelle.
Contre ce dépeçage de la Turquie, Mustapha Kemal et son mouvement national vont renverser le Sultan, chasser les Grecs d’Anatolie, reprendre une partie de l’Arménie et éviter l’autonomie du Kurdistan. Cela sera avalisé par le traité de Lausanne, le 24 juillet 1923.
En Arabie, Hussein revendique le titre de calife en 1924, ce que refuse son rival le wahabite Abdoul Aziz ibn Saud qui lui reprend les villes saintes de La Mecque et Médine, et se proclame roi du Hedjaz et du Najd en 1926, creuset de la future Arabie Saoudite instaurée en 1932.
Avec ces frontières artificielles s’ouvre un siècle de soubresauts arabes, de guerres fratricides, de tentatives d’unité panarabe avortées, de dictatures et de révolutions, le tout sur fond de pétrole, d’intervention américaine et de terrorisme. La situation actuelle pourrait bien mener, sur les ruines de l’édifice Sykes-Picot, à l’émergence de trois entités, sunnite, chiite et kurde, ainsi qu’à l’élimination de toutes les minorités, chrétiens d’Orient au premier chef. Et avant de voir une paix enfin s’instaurer, nous risquons fort, selon le mot fameux du général de Gaulle, de continuer à voler vers l’Orient compliqué avec des idées simples.