Le potager de Sœur Dorothy
Verts et oblongs, les fruits de l’ampalaya ressemblent à des concombres géants. Ils pendent abondants aux treillis qui rappellent à un occidental les vignes. Mais nous ne sommes ni en Europe ni aux États-Unis. Nous sommes en novembre et nous nous trouvons à Calle San Francisco in Ayala, l’un des 98 quartiers du très vaste arrière-pays de Zamboanga City, une des villes les plus peuplées du sud des Philippines. L’ampalaya, connu aussi sous le nom de bitter melon (melon amer), est un des principaux ingrédients de la cuisine philippine et une des plantes médicinales les plus utilisées dans le pays. Jopil, Mig et Michael, trois jeunes agriculteurs qui n’ont pu aller à l’école à cause de leur pauvreté montrent les fruits avec le même orgueil de qui soulève un trophée. Il doit être arrivé quelque chose d’extraordinaire, quelque chose qui nous échappe. Sœur Dorothy Ortega des Sœurs franciscaines de l’Immaculée Conception a le cœur rempli de joie : personne mieux qu’elle ne sait que c’est le commencement d’un rêve. « Jusqu’à présent – explique-t-elle – les paysans pensaient que le riz était leur seule possibilité de subsistance, maintenant ils savent qu’il est possible de produire différents fruits en peu de temps et que cela pourrait changer leur destin. » Le projet que Sœur Dorothy avait présenté un an plus tôt à la Caritas Saint-Antoine avait des objectifs très clairs : « Nous souhaitons libérer de l’esclavage de la monoculture nos pauvres paysans. Ils ne possèdent déjà pas le terrain qu’ils travaillent – ils le louent – et ne cultivent du riz que pendant la saison humide. Le terrain est donc improductif pendant de nombreux mois. Le Vegetable farm pilot project (projet pilote de culture de légumes) tente de les aider à optimiser l’exploitation des champs de riz en les convertissant à la culture de légumes pendant la saison sèche. »
Nouveaux esclaves
Le projet de Sœur Dorothy n’est pas un simple projet agricole, c’est un véritable processus de libération en partant
d’en-bas. Les cultivateurs de riz sont littéralement « suspendus » aux oscillations du marché, aux caprices des saisons et, très souvent, à ceux des propriétaires terriens. « L’année dernière – raconte Sœur Dorothy – un groupe de paysans a réussi à sauver la récolte de la furie du Niño (phénomène climatique, n.d.r.) mais pas des abus du patron qui avait vendu le terrain à un industriel du poisson en boîte, activité en hausse dans la région, avant que la récolte ne fusse prête. Les pelles mécaniques engloutirent tout et les familles se retrouvèrent sans le nécessaire pour vivre. » Mais même sans catastrophes et abus, la vie du paysan est plutôt dure : « Le gain de six mois de travail – poursuit la religieuse – n’est pas suffisant pour vivre un an. Beaucoup empruntent de l’argent chez les usuriers, si bien qu’une bonne partie de la future récolte est déjà hypothéquée et d’autres dettes seront nécessaires, dettes qui retomberont sur leurs enfants. »
L’idée de produire pendant toute l’année, en diversifiant les cultures, est plus facile à dire qu’à faire : « Il est difficile de convaincre un paysan de s’imaginer une plantation de poivrons, tomates ou ampalaya là où, d’habitude, il cultive du riz. La mentalité, les moyens et la culture agricole font défaut. À moins que – hasarde Sœur Dorothy – quelqu’un ne leur montre que c’est possible. » Avec cet esprit plein de passion et de partage, Sœur Dorothy nous a demandé d’entrer dans son rêve. Elle l’a fait avec toute la simplicité et la confiance d’une franciscaine qui s’adresse à d’autres franciscains, frères en François, Claire et Antoine, mais aussi grâce à de précédentes collaborations avec la Caritas Saint-Antoine dans d’autres projets en faveur des paysans.
Du côté des paysans
La congrégation à laquelle appartient Sœur Dorothy soutient depuis le début des années 2000 une coopérative de paysans, la Calle San Francisco Multi-Purpose Cooperative, qui a pour but d’améliorer les conditions de vie des agriculteurs par le biais d’une « auto-aide ». La coopérative gère un moulin pour la décortication du riz, un espace pour le sécher au soleil et un dépôt, des structures qui ont remarquablement abattu les prix de production. Parmi les réalisations, un restaurant populaire auquel a aussi contribué la Caritas Saint-Antoine. Le centre de formation des sœurs, le St. Clare Formation Center, est le cœur de ces activités. C’est justement d’ici qu’est parti le projet pilote pour la culture des légumes.
« Le projet – affirme le père Valentino Maragno, directeur de la Caritas Saint-Antoine – nous a tout de suite paru de très grande valeur. Les sœurs avaient déjà une expérience avec les paysans de la région et s’étaient assurées pour ce projet de l’aide du Département pour l’agriculture – pour la préparation du terrain, les techniques agricoles et le choix des cultures – et de celle de la Banque agricole des Philippines (Land Bank of the Philippines) qui s’était engagée dans la formation financière et administrative des paysans pour la vente des produits sur le marché local. Le montant de 7 000 euros qui nous a été demandé concernait l’achat de matériel (équipements, semences, fertilisants, etc.), la restauration d’un puits et la mise en place de petits potagers proches des entreprises agricoles. »
L’expérimentation a démarré, grâce à la contribution de la Caritas Saint-Antoine et de quelques autres bienfaiteurs, en février 2011 sur 1,5 hectare mis à disposition par les sœurs. Au fur et à mesure que le projet prenait forme, les paysans se montraient toujours plus engagés : les enfants arrachaient les mauvaises herbes, les hommes labouraient le terrain, les femmes arrosaient les plantes. On a commencé par les cacahuètes, puis le maïs, suivi par les tomates, les ampalaya et les poivrons. À la fin de la récolte, une partie de la terre a été préparée pour accueillir de nouveau du riz et démontrer qu’il est bien possible d’organiser une production à cycle continu en variant les cultures et en respectant l’environnement.
« Le moment de la récolte est toujours une fête – conclut Sœur Dorothy dans son dernier compte-rendu d’avril dernier – le doux fruit du travail et de la fatigue est pour ces pauvres paysans une promesse d’avenir. Puisse Dieu vous récompenser pour cette joie. »
Le projet en bref
Projet : Production pilote de végétaux sur terrain où l’on cultive le riz
Bénéficiaires directs : 30 paysans
Bénéficiaire indirects : 3 000 familles de distributeurs ou consommateurs
Période : février 2011 - février 2012
Coût : 7 000 euros