Le Mont Saint-Michel sauvé des sables
Cet ouvrage est considéré comme le dernier grand chantier du siècle mené en Europe, sinon dans le monde. Mais faire sauter le rempart que constitue la digue comporte quelques risques face à un éco-système extrêmement fragile. En outre, un tel projet menace la gestion touristique du Mont, qui représente un chiffre d’affaires annuel de 300 millions de francs et inquiète les communes du littoral.
Autrefois, certains l’appelaient le « Mont Tombe », car le soleil s’y meurt. Le Mont Saint-Michel, visible à plus de quinze kilomètres à la ronde, rappelle la folie des hommes. Folie qui donna naissance à une merveille, mais folie qui menace le Mont d’ensablement. Le processus est naturel, comme dans toutes les baies du monde, soumises aux vents et aux marées. Mais ici les barrages et les digues construits pour canaliser les eaux, limiter les dégâts en cas de tempêtes et gagner des terres sur la mer ont fini par prendre le Mont en tenaille. Les sédiments se sont accumulés – 1,5 million de mètres cubes par an – et ont permis l’extension des herbes et des prés-salés (25 à 30 hectares de plus par an) où, à mortes-eaux, paissent des moutons à têtes et chaussettes noires. Revers de la médaille, le Mont a perdu peu à peu son insularité. Encore un peu et les prés-salés l’auraient enterré. Déjà, il n’est plus entouré d’eau qu’une trentaine de jours par an, à l’heure des grandes marées, célèbres par leur amplitude, qui peut dépasser 14 mètres et la longueur de leur estran (portion du littoral comprise entre les plus hautes et les plus basses mers) qui peut atteindre six kilomètres.
L’ouvrage classé « patrimoine de l’humanité » par l’Unesco depuis 1984, va être rendu à son insularité, grâce à un budget de l’ordre de 500 millions de francs, décidé par Edouard Balladur et confirmé par Lionel Jospin, en 1997. Pour permettre de ralentir le pernicieux processus d’ensablement du rocher sur lequel culmine la célèbre abbaye, on va raser la digue-route, sur au moins son dernier kilomètre, digue qui empêche actuellement la marée de jouer son rôle naturel de « chasse d’eau ». Cet ouvrage va être remplacé par un pont dont la construction devrait être achevée en 2002. Il ne laissera plus passer que quelques véhicules, ceux de livraison et ceux des Montois et n’autorisera que le transport collectif des quelque trois millions de visiteurs qui viennent chaque année et qui devront laisser leur véhicule sur la terre ferme, à plus de deux kilomètres de distance.
Un syndicat mixte pour le rétablissement du caractère maritime du site a été mis sur pied. Maître d’ouvrage, il réunit la région, le Conseil général de la Manche et la commune du Mont Saint-Michel. Les Bretons sont pour l’heure absents, même s’ils participent au financement des études. Mais, il est vrai, le Mont est du côté des Normands.
Ne pas jouer les apprentis sorciers
Faire sauter le rempart construit en 1876 comporte quelques risques, si le traitement envisagé se révélait trop brutal pour son éco-système extrêmement fragile. Modifier le barrage à l’embouchure du Couesnon, rendre vigueur à quelques ruisseaux de la baie, un tel projet ne se réalise pas sans prendre de multiples précautions. « Notre grand souci est de ne pas jouer les apprentis sorciers, confirme Jean-Pierre Morelon, ingénieur général des Ponts et Chaussées, chef du projet au ministère de l’Equipement. Un des points-clés du projet réside dans le respect de l’environnement. Nous sommes très attentifs à tout ce qui touche à l’hydraulique et à la répartition des sédiments. » Une gigantesque maquette du Mont réalisée à Grenoble va permettre d’étudier, avec une précision record, la manière dont la circulation des marées et l’écoulement des trois fleuves côtiers se feront lorsque la digue supprimée permettra aux courants de retrouver leur écoulement naturel.
Le bilan de cette étude devra confirmer que cette transformation ne menacera pas les multiples activités humaines qui s’exercent à l’intérieur, mais surtout à l’extérieur de la citadelle. Dans la baie du Mont Saint-Michel vivent, de Cancale à Granville, environ cent mille personnes, dans une trentaine de communes. Les exploitants agricoles craignent de voir inonder leur domaine, avec d’une part, le « herbus » sur lequel sont élevés dix mille moutons qui produisent le fameux gigot de pré-salé et d’autre part, 3 500 hectares de polders réalisés face au Mont, de chaque côté du fleuve Couesnon. Un des soixante-dix producteurs de céréales et de légumes de plein champ intéressés rappelle que ce fleuve « utilisé pour chasser les sédiments à marée descendante, après s’être empli d’eau de mer, lors du flot montant, ne présente que 1,70 mètre de dénivelé, sur les 13 kilomètres de son cours, canalisé jusqu’à la baie. La moindre erreur dans les cotes prévues pour le remplissage serait lourde de conséquences pour les cultures. »
Des riverains inquiets
Quant aux commerçants installés dans la citadelle, ils s’inquiètent de la disparition du parking actuellement situé au pied du Mont Saint-Michel. Beaucoup de touristes risquent d’être rebutés par un système de transport public et de ne plus voir le Mont que depuis la côte. « Nous sommes parfaitement conscients de l’enjeu économique d’un tel projet », déclare à ce propos René Garrec, président du Conseil régional de Basse-Normandie. Promettant que le pont ne sera pas celui de la discorde, il s’engage sur l’efficacité et la gratuité du système de transport. « Seul l’accès au parking sera payant, comme c’est le cas actuellement, avec une facturation de 30 francs par voiture, indépendamment du nombre de passagers présents dans celle-ci. Le trajet jusqu’au site ne devra pas excéder une durée de huit minutes, de manière à ne dissuader personne. »
« On a trouvé un consensus, assure Eric Vannier, maire de la commune du Mont Saint-Michel. Si personne ne vient apporter une modification de dernière minute, le projet tel qu’il est devrait satisfaire tout le monde. » Depuis 1983, il a vu se succéder les études irréalistes. Pour lui, celle-ci possède toutes les chances d’aboutir, car elle réussit « pour la première fois à concilier le respect des trois éléments du dossier qui sont, la nature, l’économie et le patrimoine. » Professionnels du tourisme, éleveurs de moutons, ostréiculteurs de Cancale, chasseurs, pêcheurs se posent tout de même encore des questions.
Un peu d’histoire
Si étrange que cela puisse paraître, on ne sait plus très bien, ni quand, ni comment le site a été fortifié. Sans doute vers le XVe siècle sur des empierrements, alors qu’il est occupé depuis plus de mille ans. Aubert, évêque d’Avranche, y a édifié en 708 un sanctuaire où s’est installée une communauté de Bénédictins, en 966. Mais la partie la plus importante de l’Abbaye, la Merveille, qui a donné son allure au site, a été construite entre 1208 et 1238.
Une telle méconnaissance s’explique par l’histoire beaucoup plus récente : presque toutes les archives du Mont Saint-Michel ont été perdues en 1944, lorsqu’il a été décidé de les déménager à Saint-Lô, pour les protéger d’une éventuelle destruction allemande. Mais c’est le bâtiment dans lequel ces précieux documents avaient été entreposés, qui a été rasé par un bombardement, quelques mois plus tard.
Toutefois, le Mont Saint-Michel n’a pas oublié sa vocation religieuse, celle que lui avait confiée l’archange saint Michel. C’est lui qui ordonna à trois reprises à Aubert la construction du sanctuaire. Saint Michel terrassant le dragon, symbole de la victoire sur les forces du mal, ou encore peseur des âmes, à l’heure du jugement dernier a, par la suite, attiré la foule des pèlerins venus implorer sa protection. Et les « Miquelots », comme on les appelait alors, sont toujours nombreux : 900 000 l’an dernier.
La vie religieuse du Mont est aujourd’hui ponctuée de rendez-vous importants, comme les deux fêtes dédiées à saint Michel, en mai et septembre, ou encore le grand pèlerinage des Grèves, organisé l’an passé le 17 juillet. A cette occasion, deux mille fidèles ont traversé la baie, comme le faisaient les anciens, et participé à une messe à l’abbatiale. Par ailleurs, chaque jour à midi et quart, l’église est rendue à la prière, le temps d’une messe. Dans l’abbatiale aux portes closes, une trentaine de personnes recueillies assistent à l’office célébré par le Père Fournier, prieur de la petite communauté de Bénédictins installée dans l’abbaye.
Peu nombreux sont, en effet, les touristes qui s’aventurent jusqu’au sommet de l’abbaye. La foule vient constater l’amplitude exceptionnelle des marées, visite le village pittoresque et sa Grande Rue, se laisse tenter par les crêpes, la célèbre omelette de la Mère Poulard ou le Mont à emporter sous forme de presse-papiers, de cartes postales ou de cloches... L’abbaye n’abrite pas saint Michel. Les croyants qui se rendent au Mont pour demander aide à l’archange n’ont pas besoin de gravir les marches. Le sanctuaire qui l’abrite se trouve en effet au village, dans la petite église Saint-Pierre. L’archange s’y dresse dans une chapelle et, à ses pieds, brillent des dizaines de petites veilleuses allumées par les fidèles.
« Rares sont ceux qui pensent au saint Michel peseur d’âmes, admet le Père Fournier. Mais des gens dans la détresse viennent s’en remettre à lui, car il reste le vainqueur du Bien sur le Mal. »
Et dans les livres d’intentions de prières, déposés à Saint-Pierre, comme à l’abbatiale, les visiteurs consignent leurs demandes de soutien ou leurs remerciements. D’autres voient là un livre d’or où ils peuvent s’émerveiller sur la beauté du Mont.
Marc Cluzeau
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L’opération grand site
D’abord la digue-route qui se prolonge sur environ deux kilomètres sera détruite sur environ mille mètres et remplacée par un pont classique laissant circuler les marées. L’eau aura donc à nouveau la possibilité de circuler entre l’est et l’ouest du Mont et la côte. Ensuite, le barrage de la Caserne, sur le Couesnon, sera adapté pour que le fleuve joue son rôle naturel de « chasse d’eau». Ouvert à certains moments, il laissera la marée s’engouffrer dans le lit de la rivière et se retirer, plus rapidement, en entraînant les sédiments à l’ouest du Mont.
Enfin, la Guintre et le ruisseau landais déviés au XIXe siècle, retrouveront leur débouché naturel et pourront évacuer leurs sédiments à l’est du Mont.
Coût du projet : 500 millions de francs, dont 300 pris en charge par l’Etat. Date prévue pour la fin des travaux : 2002.
Une maquette géante à Grenoble
C’est dans les laboratoires grenoblois de la société d’études hydrologiques Sogreah, qu’est évalué l’impact de la restauration du caractère maritime du Mont Saint-Michel, sur l’environnement de la baie.
Une maquette géante des lieux a été construite dans un bassin long de plus de 40 mètres où les ingénieurs simulent jusqu’à 40 marées par jour. Véritable œuvre d’art, cet outil intègre toutes les caractéristiques physiques du site, reproduites avec un souci minutieux de l’échelle, au terme d’une longue campagne d’observation menée sur place.
Plusieurs modèles mathématiques du comportement des quelque cent millions de mètres cubes d’eau et de sédiments brassés à chaque marée ont été réalisés par les ingénieurs de la firme, qui peuvent observer concrètement leurs mouvements à l’aide de cette maquette. Même les deux principaux ingrédients concernés – la boue sableuse, appelée « tangue » et le sable fin qui circulent autour du Mont – ont été reproduits à l’aide de fragments de bois et de brisures de nacre. Un jeu complexe de vannes et de pompes permet de simuler tous les types de flux et de reflux, dont les effets concrets sur la baie sont enregistrés à l’aide de multiples capteurs.
Ces études hydro-sédimentaires menées jusqu’en août 1998 vont permettre de dire si la longueur prévue pour la coupure de la digue-route est la bonne et de déterminer à quel point la circulation des cours d’eau interrompue il y a un siècle pourra être rétablie.
Le rocher redeviendra une île
« La Mission Mont Saint-Michel » répond avant tout à un souci environnemental. Son but essentiel est de faire sauter les quelque 60 000 mètres cubes d’enrochements de la digue actuelle. A l’issue de la phase de définition des opérations, un pont sera construit, à côté de la route, cela pour maintenir l’accès au Mont. La route ne sera démolie qu’à la fin des travaux, en principe en 2002.
A cette date, seules les voitures des habitants du Mont et un système de transport collectif pour les touristes passeront sur le pont. Les véhicules seront garés sur les polders situés à environ deux kilomètres de là.