Le centenaire du génocide arménien
Les 24 et 25 avril 1915, 600 notables et intellectuels de la communauté chrétienne arménienne sont assassinés à Constantinople, capitale de l’Empire ottoman, sur ordre du gouvernement, et plus particulièrement du ministre de l’intérieur, Talaat Pacha. C’est le début d’un génocide d’une ampleur sans précédent, qui fera plus de 1,2 million de victimes, le premier du XXe siècle, surnommé à juste titre le
« siècle des génocides » [on considère parfois que le massacre en 1904 des Héreros d’Afrique par le colonisateur allemand constitue le premier vrai génocide du XXe siècle].
Or, alors qu’approche la commémoration de son centenaire, le gouvernement turc se refuse toujours à qualifier cette tragédie de génocide, préférant parler de massacres plus ou moins spontanés et de déportations justifiées par le contexte de la Première Guerre mondiale, au prétexte que les Arméniens de Turquie étaient des alliés objectifs de l’ennemi russe. Cette position est d’ailleurs partagée par la majorité du peuple turc, des sondages récents ayant montré que huit Turcs sur dix pensent que leur pays devrait rompre les négociations d’adhésion avec l’Union européenne si celle-ci exigeait la reconnaissance du génocide.
Les ambiguïtés de la Turquie
Pourtant, une lueur d’espoir avait surgi en avril 2014, quand Recep Tayyip Erdogan (alors Premier ministre et désormais président), avait offert des condoléances « aux petits-enfants des Arméniens tués en 1915 », en parlant d’une « douleur commune ». Cet infléchissement fut de courte durée, le même Erdogan ayant multiplié récemment les provocations à l’égard du gouvernement d’Erevan, capitale de la République d’Arménie. La dernière en date a consisté à inviter le président arménien, Serge Sarkisian, aux célébrations en grandes pompes de la bataille de Gallipoli (expédition des Dardanelles), le 24 avril prochain, alors qu’il n’ignore évidemment pas que le même jour, l’Arménie sera toute entière en train de commémorer le centenaire du génocide. La provocation est délibérée, car les célébrations de cette bataille ne sont d’ordinaire jamais organisées un 24 avril. On peut aussi rappeler que l’État turc continue d’emprisonner des intellectuels et des historiens Turcs qui soutiennent la reconnaissance du génocide arménien.
On ne rappellera jamais assez l’horreur de ce génocide, car comment qualifier autrement une opération définie par le ministre de l’intérieur, Talaat Pacha lui-même, dans un télégramme du 15 septembre 1915 : « Le gouvernement a décidé de détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l’âge ni du sexe. Les scrupules de conscience n’ont pas leur place ici ». Dans un autre télégramme, il mentionne : « Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, si tragiques que puissent être les moyens d’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence ».
Certes, la réalité historique est complexe. Ainsi, les Arméniens des provinces arabophones du Liban et de Jérusalem ne seront jamais inquiétés. De même, si beaucoup de jeunes filles ont été vendues comme esclaves, d’autres ont pu sauver leur vie en se convertissant à l’islam et en épousant de force un Turc, ce qui fait qu’aujourd’hui beaucoup de jeunes Turcs découvrent avec stupéfaction qu’ils descendent d’une chrétienne d’Arménie, arrachée aux siens.
Une extermination à grande échelle
Après le massacre des élites du 24 avril, ce sont les Arméniens présents dans l’armée qui vont être éliminés ou affectés à des travaux forcés meurtriers, alors même que ces derniers avaient fait la preuve de leur loyauté, comptant moins de déserteurs que leurs homologues turcs. Puis vient le tour du reste de la population, qui va vivre par centaines de milliers les mêmes séquences odieuses : perquisitions et arrestations des notables civils et religieux, tortures, exécution des hommes de 20 à 45 ans, déportations des femmes, enfants et personnes âgées vers la Syrie et l’Irak, qui iront mourir soit dans des camps de concentration, soit en chemin, souvent hélas pillés et massacrés par des Kurdes.
On estime à 870 000 le nombre de ces déportés. Tout cela est officiellement organisé par la « Loi provisoire de déportation » du 27 mai 1915. Au total, pendant l’année 1915 disparaissent les deux tiers de la population arménienne de l’empire ottoman, évaluée à 2 millions à la fin du XIXe siècle. Rappelons que le processus génocidaire avait commencé en 1894 avec la folie meurtrière du sultan Abdul-Hamid II, qui avait attisé les haines religieuses pour consolider son pouvoir dans un empire en pleine décomposition. De ce fait, près de 300 000 Arméniens sont massacrés entre 1894 et 1896.
Depuis 1965, de nombreux pays ont reconnu ce génocide, dont la France par la loi du 29 juillet 2001 – qui toutefois n’en désigne pas les responsables –, mais pas encore l’ONU en tant que telle. Ce centenaire pourrait être l’occasion de réparer les torts faits au peuple arménien qui ne réclame pas plus la vengeance que l’humiliation des Turcs, mais simplement que la vérité de sa souffrance lui soit officiellement reconnue.