Le bijoutier de Phnom Penh
Igino Brian était à l’apogée de son succès professionnel, lorsqu’il décida de quitter l’Italie pour le Cambodge. Aujourd’hui, il crée des bijoux avec le matériel provenant des mines antipersonnel et transforme en orfèvres les enfants de la rue. En 2014, il a demandé à la Caritas Saint-Antoine de participer à son atelier. Voici son histoire.
L’homme simple au sourire gentil qui me fait face est un grand bijoutier, l’un des meilleurs dans le secteur de l’or à Vicence. Un designer raffiné qui a plusieurs fois été invité par la télévision italienne et dont on a souvent parlé dans les magazines spécialisés. Igino Brian e a réussi sa vie, comme on l’entend communément. Et puis, un jour, il y a dix ans, il décide de fermer son atelier et sa maison en Italie, emballe ses machines et déménage à Phnom Penh, la capitale du Cambodge, un des pays les plus pauvres du sud-est asiatique et du monde. Que s’est-il passé ? Encore une manufacture délocalisée dans les pays du sud du monde ? Mais non ! Igino est un des rares cas de délocalisation du talent. Son but ? Transformer de jeunes vies jetées dans les décharges de la capitale en des pièces uniques, plus précieuses que l’or. En 2014, il appelle tous ceux qui soutiennent la Caritas Saint-Antoine à participer à son expérience.
Qu’est-ce qui l’a mené à un choix si radical ? « Cela n’a pas été si facile ! » Et il nous raconte que vingt ans plus tôt, il avait fait avec sa femme une expérience de bénévolat au Cambodge avec les Salésiens. « C’est alors que nous avons fait la connaissance d’un garçon qui est ensuite devenu notre fils. » Mais pour un enfant sauvé, des centaines n’avaient aucun avenir. Une pensée encombrante qui, petit à petit, devient permanente dans sa vie. « Nous avons commencé par aider le plus d’enfants possible en envoyant de l’argent. Mais ça ne suffisait jamais. Si l’on ne change pas la situation, on ne fait que créer une chaîne de dépendance sans issue. » Igino continue à ressasser une idée inconfortable : « Ces enfants ont besoin d’une perspective. Je suis bijoutier, je peux leur offrir tout ce que je sais faire. » Igino résiste pendant dix longues années à cette idée folle, trop grande et risquée. Mais rien à faire, il sent comme un ressort sous pression dans son cœur. « Je ne sais pas comment l’expliquer, cela a été comme un appel, quelque chose qui a grandi en moi. Finalement, il faut dire oui ou non, inutile de trouver des excuses. »
Un atelier proche de la décharge
Igino dit oui, sans « parachute », sans soutien associatif, sans salaire et renonçant à l’idée de partir un jour à la retraite. Il ferme son activité et part avec sa famille. Il ouvre une école d’orfèvrerie à proximité d’une décharge à Phnom Penh, un amas fumant de dioxines, plein de liquides nauséabonds sous le soleil brûlant et sur lequel des enfants, des femmes et des personnes âgées cherchent des objets à vendre. Dans cet enfer, il commence à bâtir son coin de paradis, un minuscule diamant serti dans la boue.
« J’ai pris avec nous une vingtaine de garçons et de filles de la rue et nous avons commencé à travailler avec les machines et le matériel que j’ai trouvés sur place. » Mais, ce qu’Igino avait dans la tête était autre : « J’étais venu ici pour former des professionnels, je ne pouvais pas m’arrêter à mi-chemin. Devais-je m’en contenter parce qu’ils étaient pauvres ? », me demande-t-il, les yeux bleus-verts grand ouverts. Igino demande alors de l’aide à ses anciens collègues et il reçoit un container de vieilles machines pour joaillerie : un véritable luxe. Il est ainsi possible de commencer à travailler l’argent, mais Igino s’aperçoit vite qu’un autre matériau se trouve, malheureusement, facilement et à bas prix. Il s’agit du laiton des cartouches, des bombes, des mortiers et des mines antipersonnel des nombreuses, trop nombreuses, guerres cambodgiennes. Et finalement, le coin de paradis commence à s’entrevoir. Des bijoux et des crucifix naissent à partir d’armes et des enfants abandonnés deviennent bijoutiers. L’abomination s’est transformée en beauté. Il n’y a pas de meilleure métaphore.
« On estime qu’au Cambodge, il y a entre 6 et 10 millions de mines sous le sol et personne ne sait où elles se trouvent car les plans n’existent plus. Au moment où nous parlons, quelqu’un au Cambodge est en train de sauter sur une mine », explique Igino sans discours politique. Il est concentré sur ce qu’il doit faire. Mais il suffit d’avoir envie d’en savoir un peu plus pour découvrir que le Cambodge est un pays ruiné, en proie à la guerre civile, dont les ressources appartiennent aux colonisateurs étrangers, occidentaux et asiatiques. Un pays jeune, quasiment sans accès aux services de santé, ravagé par le sida et sans perspective pour les jeunes. Il y a de quoi baisser les bras, mais Igino renchérit : « Quelques-uns de nos vieux équipements étaient cassés et nous n’avions pas d’argent pour les réparer. De plus, nous avions besoin d’une installation de galvanisation pour ajouter un vernissage qui empêche le métal de noircir. » Avec les instruments dont nous disposons et cette nouvelle installation, les jeunes bijoutiers pourraient gérer tout le processus de production en s’assurant un meilleur gain lors de la vente. C’est avec cette proposition que le bijoutier de Phnom Penh arrive à la Caritas Saint-Antoine en octobre 2014. Un an plus tard, avec un financement de 10 000 euros, il revient nous dire que c’est bon : « Grâce à vous, nous avons désormais tout ce qu’il nous faut pour faire un travail de bonne qualité. Les jeunes ont aussi fondé une association locale Education for the future (Éducation pour l’avenir). Je souhaite maintenant qu’ils gèrent eux-mêmes l’école, qu’ils prennent avec eux d’autres jeunes et les fassent grandir. » Les bijoux créés à l’école font partie du circuit du commerce solidaire et équitable : avec les revenus, ils financent la maison où habitent les jeunes et se paient les soins médicaux.
« Igino, où trouvez-vous la force de faire tout ça ? » « Elle ne vient pas de moi, je me connais bien : tout seul, je n’aurais jamais dépassé toutes les difficultés rencontrées. Mais, moi je l’ai vue, vous savez, la main de Dieu… chaque fois que j’en avais besoin. » Et il raconte une anecdote incroyable : « Une des filles de la communauté avait commencé à se prostituer pour acheter les médicaments pour sa mère. Je l’ai cherchée et l’ai rencontrée dans un local. Le premier soir, j’y suis allé, j’ai payé et je l’ai emmenée avec moi. Le deuxième soir, j’ai fait pareil. Et alors, elle m’a dit : “Sauve-moi. Fais-moi travailler avec toi à l’atelier”. J’ai dit oui, mais je n’avais pas assez d’argent. Une fois à la maison, j’étais angoissé, je n’arrivais pas à dormir. Et juste à ce moment-là, j’ai reçu un message de l’Italie. Un ami me prévenait qu’il m’avait envoyé un chèque. Le montant était exactement celui qu’il fallait pour payer un salaire d’un an à cette fille. Vous ne savez pas combien de fois cela m’est arrivé. Moi, je Lui fais confiance, je fais le premier pas et Lui, Il me suit. Ça marche toujours comme ça ! » Rien n’est jamais perdu, nous fait comprendre Igino non sans un peu de pudeur : le « Grand orfèvre » modèle la vie. « Au Cambodge, j’ai découvert ce qui est vraiment important pour les êtres humains. Vous n’avez pas idée de ce qu’offrent les personnes qui n’ont rien à perdre ! L’autre soir, j’ai regardé ces jeunes travailler. Ce sont désormais des professionnels, me suis-je dit. Quelle joie ! »