La légendaire bataille d’Hernani

23 Février 2020 | par

Les querelles esthétiques furent nombreuses sous l’Ancien Régime : Querelle des Anciens et Modernes, Querelle du coloris, Querelle des Bouffons… Il était fatal que le Romantisme naissant connaisse la sienne, car comme l’écrivait Stendhal : « De mémoire d’historien, jamais peuple n’a éprouvé, dans ses mœurs et dans ses plaisirs, de changement plus rapide et plus total que celui de 1770 à 1823 ; et l’on veut nous donner toujours la même littérature ! »
Depuis un décret de 1791 autorisant tout citoyen à ouvrir un théâtre, les salles de spectacle s’étaient multipliées à Paris. Mais en ce début d’année 1830, à part quelques théâtres des grands boulevards où se jouaient les drames d’Alexandre Dumas et de Victor Hugo, les grandes salles subventionnées — la Comédie-Française, l’Odéon — ne montraient que des tragédies historiques en alexandrins figées dans le respect des trois unités de temps, de lieu et d’action. Celles-ci traitaient de sujets mythologiques démodés.
En 1827, Victor Hugo avait défini le théâtre nouveau dans la Préface de sa pièce Cromwell, en insistant sur le caractère central du grotesque, qui juxtapose comme dans la vie le comique et le sérieux, le rire et la mort. De quoi scandaliser les auteurs de seconde zone qui vivaient des tragédies néo-classiques qu’on leur commandait.
Pour Victor Hugo le temps presse. En 1829, Dumas était parvenu à imposer à la Comédie-Française sa pièce Henri III et sa cour, alors que sa Marion de Lorme avait été censurée car il y montrait le roi Louis XIII
moins intelligent que son bouffon. Il décide alors de situer sa nouvelle pièce en Espagne.

La bienséance bousculée
Ce sera Hernani, une pièce qui raconte l’histoire d’amour malheureuse d’un proscrit, Hernani, pour une jeune infante, doña Sol, en brisant allègrement les trois unités. D’un acte à l’autre, on passe de Saragosse à Aix-la-Chapelle et la bienséance est ridiculisée par l’armoire à balais où le roi d’Espagne est obligé de se cacher.
Le 30 septembre 1829, Hugo en donne lecture devant son cénacle romantique où l’on croise Balzac, Vigny, Nerval, Musset, Delacroix, toute la fine fleur de la nouvelle garde. La pièce est saluée avec enthousiasme et on se prépare à la bataille à venir après qu’elle a été acceptée à la Comédie-Française. La censure, craignant d’échauffer les esprits en interdisant deux pièces du dramaturge coup sur coup, trouve judicieux de l’autoriser pour que le public puisse voir « jusqu’à quel point d’égarement peut aller l’esprit humain affranchi de toute règle et de toute bienséance ».
À l’époque, la fonction de metteur en scène n’existant pas, les comédiens inventaient leurs rôles et leurs effets. Victor Hugo sera plus présent aux répétitions que les autres auteurs, suscitant quelques frictions. Les rôles sont distribués sans aucun souci de naturalisme. Mademoiselle Mars, qui doit incarner une doña Sol âgée de 17 ans, a 51 ans !
Les billets s’arrachent car on pense que la pièce ne passera pas la première, prévue pour le 25 février 1830. Hugo, sentant qu’une cabale est en train de se montrer contre lui, décide de recruter sa propre « claque » : des spectateurs engagés pour soutenir ou démolir une pièce par des manifestations bruyantes (et qui parfois exerçaient sur les théâtres un chantage au chahut).
Ce sera « l’armée romantique », ainsi nommée par Théophile Gautier en référence à l’épopée napoléonienne, que Hugo trouve parmi les étudiants des ateliers de peinture et sculpture. À chaque membre de la « claque » est distribué un billet nominatif (pour éviter qu’on les revende) marqué du mot hierro, le fer en espagnol. Le fameux discours de Victor Hugo (« La bataille qui va s’engager est celle des idées, celle du progrès. C’est une lutte en commun. Nous allons combattre cette vieille littérature crénelée, verrouillée ») a en fait été réinventé en 1864, comme une grande partie de la légende de la bataille d’Hernani.

Chahut à tous les étages
Le 25 février, les partisans de Hugo sont devant la Comédie-Française dès 13h. On les fait entrer à 15h en les enfermant pour éviter les échauffourées. Les employés du théâtre les bombardent d’ordures depuis les balcons. Balzac reçoit un trognon de chou en pleine figure. Les lavabos étant fermés, certains se soulagent dans les loges du quatrième étage. On fait ripaille, affalés sur les banquettes. À dix-neuf heures, le public arrive, horrifié de découvrir ces jeunes chevelus tout dépenaillés, tel Théophile Gautier vêtu d’un gilet rouge. Le spectacle est dans la salle. On s’insulte, on s’invective.
L’acte III, attendu de pied ferme, contient une longue tirade de Don Gomez dans la galerie des portraits de ses ancêtres qu’il décrit un à un. Au septième tableau on s’impatiente, la salle commence à gronder, croyant qu’on va passer tous les tableaux en revue. Mais Hugo, qui avait pressenti cette impatience, fait soudain dire à Don Gomez cette expression devenue proverbiale : « J’en passe et des meilleurs », coupant court aux huées. C’est le basculement. La pièce est un triomphe et se termine sous les ovations. Toutes les représentations suivantes seront chahutées, la police devra parfois intervenir, mais « l’art élitaire pour tous » voulu par Victor Hugo a triomphé, installant définitivement le Romantisme au cœur du XIXe siècle.

Updated on 23 Février 2020
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