Francesco et Flora, une famille en mission
« Ici, il n’y a pas d’électricité depuis sept heures et pas d’internet non plus. J’espère que tu recevras mes messages vocaux sur WhatsApp. » L’accent romain de Francesco m’arrive via ce système de messagerie. Sept messages, morceaux d’une conversation qui arrive de Calabnugan, dans la province de Sibulan, dans l’île de Negros Oriental dans le centre-sud des Philippines. « Je m’appelle Francesco Izzo et avec ma femme, Flora Aguit — que les amis appellent Flo — nous gérons un foyer d’accueil. Actuellement, nous sommes le papa et la maman de 27 enfants (25 filles et 2 garçons). Nous avons aussi une fille à nous, elle s’appelle Luce et a 12 ans. Pour nous maintenir, nous cultivons un potager et un jardin. Nous avons aussi quelques animaux : des poules, des dindes, des oies, des chèvres, une vache et six cochons. Et depuis quelques temps, grâce à votre aide, six bassins pour la pisciculture. »
Tout commence en 2016, lorsqu’un référent de la Caritas Saint-Antoine signale au frère Valentino Maragno, le responsable de l’institution, les difficultés du foyer de Francesco et Flora qui accueille des enfants maltraités, abusés et abandonnés. Les besoins sont vraiment énormes et l’argent récolté grâce à deux réalités fondées par les époux — Bata ng Calabnugan (Les enfants de Calabnugan) dans les Philippines et l’association sans but lucratif Isla ng Bata (L’île des enfants) en Italie — ne suffit pas. Il faut inventer quelque chose, une activité pour augmenter les revenus. D’où l’idée de l’élevage de la tilipia, une espèce de poisson facile à élever. Même sans avoir encore la somme nécessaire, Francesco et Flora se lancent dans l’entreprise grâce aux lecteurs du Messager qui offrent 40 000 euros pour mener à bien l’œuvre. En effet, cette contribution a permis de payer les interventions de défense hydraulicienne et la construction de six bassins. Un an plus tard, le projet marche à plein régime : « Tous les poissons en plus de ceux dont nous avons besoin pour notre subsistance sont vendus pour acheter d’autres biens de première nécessité, par exemple le riz. » Un soupir de soulagement et de gratitude : « Merci d’avoir eu confiance en nous ».
Mariage surprise !
« L’idée du foyer d’accueil est née presque par hasard, raconte Francesco via WhatsApp. J’avais fait trois expériences de bénévolat, dont la plus significative en Inde. Je travaillais à Padoue et c’est là que j’ai rencontré ma femme. En 2002, je suis venu aux Philippines pour la première fois pour rencontrer ses parents car nous avions décidé de nous marier. Venir ici a été une illumination. Il y a tellement de pauvreté et tellement d’enfants de la rue, cela a été naturel de concevoir ce projet. » Francesco et Flo rentrent en Italie pour leur mariage. Mais pas de robe de mariée, pas de restaurant ni de fleurs. Après la cérémonie, juste une petite fête entre scouts. « Nous avons demandé à nos amis de nous aider à faire démarrer le projet. Notre objectif était d’offrir un avenir aux enfants ou, au moins, démontrer qu’il existe une autre façon de vivre. Nous travaillons beaucoup pour reconstruire les liens avec les familles d’origine. Parfois, celle-ci est la partie la plus frustrante car souvent les abus recommencent et les enfants sombrent dans les ténèbres. Ce sont les moments où j’aimerais tout lâcher. Mais, heureusement, parfois nous sommes vraiment fiers : par exemple, quand un d’entre eux réussit à l’école ou gagne une compétition sportive. »
On devine grâce au récit morcelé de Francesco que sa vie et celle de Flo sont comme des mosaïques dont les pièces sont les horaires, les activités, les présences, les fatigues, les économies de temps et de ressources pour donner aux enfants tout ce qui est possible. Au moins pendant les années où ils peuvent rester avec eux. « Pendant les jours d’école, le réveil sonne à 4h40 car à 7h la cloche tinte. Chaque matin, c’est le parcours du combattant, comme dans toutes les familles : certains ne veulent pas aller à l’école, quelqu’un taquine les autres, quelqu’un prend les affaires de quelqu’un d’autre… À 11h30, nous apportons aux enfants le repas que nous préparons nous-mêmes car nous ne pouvons pas payer la cantine. Puis, nous accompagnons les plus petits à la crèche de l’après-midi. À 17h, nous allons chercher tout le monde. À partir de 6 ans, les enfants lavent leurs propres vêtements et après avoir mangé chacun fait sa vaisselle. Jusqu’à 20h30, c’est le moment des devoirs et de l’étude et puis à 21h, dodo ! En été, nous nous inventons des activités pour les occuper et…, ajoute en riant Francesco, pour les fatiguer. Trekking, roller blades, trampolines qui nous ont été offerts par des bénévoles. Quand nous le pouvons, nous les accompagnons à la mer. Tous les après-midis, il y a des activités dans le potager et avec les animaux pour apprendre les bases de l’agriculture et de l’élevage. Heureusement, nous avons un ami qui possède une station touristique et parfois il nous fait des prix très bas. »
Parents en chair et en os
Mais comment être des parents efficaces quand on a tellement d’enfants ? « Nous nous sommes aperçus que les enfants avaient besoin de moments exclusifs avec nous. Depuis, chaque vendredi, un ami nous prépare le dîner et nous y allons avec trois enfants, à tour de rôle. Nous faisons la même chose quand nous sortons faire les courses. » Ce sont des moments plus intimes d’affection et de paroles fondamentales pour les petits.
Et Luce, leur fille biologique, quel rôle a-t-elle dans tout ça ? « Il est clair que si elle avait été fille unique en Italie, elle aurait eu une tout autre vie. Ici elle a toujours dû tout partager. Nous ne pouvons pas nier que nous avons eu un peu peur pour son avenir. Mais, aujourd’hui, elle fréquente une double école, ici et en Italie, grâce à un programme spécifique. Elle parle quatre langues et, en grandissant, elle a compris nos choix. Chacun d’entre nous, au fond, a été conditionné par ses propres parents. Toutefois, le chemin qu’elle suivra dans sa vie ne dépend que d’elle. »
Le retour en Italie, une fois par an, est une fête mais aussi une surprise pas toujours agréable : « À Rome, tout le monde se plaint de tout, de la circulation, de la queue à la Poste… Mais si je pense aux Philippines, je pense être en Suisse : tout marche ! À chaque fois, je trouve les Italiens plus mécontents et déprimés. C’est vrai, il y a la crise, mais il faudrait bouger un peu. On recommencerait à apprécier. Bon, moi j’ai fini… j’espère que tu as reçu ces messages… Une question : toi, t’es jamais venu aux Philippines ? ».