Delacroix, les dernières années
A l’occasion du bicentenaire de sa naissance, la France lui rend hommage à travers de nombreuses expositions. Celle du Grand-Palais, consacrée aux œuvres des dernières années, fait découvrir une facette presque inconnue du peintre : sa dimension religieuse. |
Dieu est en nous : c’est cette présence intérieure qui nous fait admirer le beau, qui nous réjouit quand nous avons bien fait , écrit Eugène Delacroix dans son Journal, le 12 octobre 1862, dix mois avant sa mort. A soixante-quatre ans, l’artiste qui a partagé l’athéisme de Diderot, le panthéisme de Rousseau et qui, longtemps, s’est revendiqué agnostique, a remis toutes ses certitudes en question. C’est qu’à partir de 1850, ses angoisses métaphysiques l’amènent à s’interroger sur le sens de la vie.
Ses lecteurs et biographes ont, bien sûr, pointé dans son Journal, l’un des textes les plus importants du XIXe siècle récemment réédité par Plon, les passages qui le montrent attentif à l’Evangile et qu’il transcrit parfois en latin. Mais de là à imaginer ces Crucifixions, cette tragique Montée au calvaire du musée de Metz, ce Christ au tombeau dans lequel l’atmosphère est figée par la présence d’un corps gris recouvert d’un linceul, ce Bon samaritain si proche dans son intensité, dans sa simplicité, des représentations de Rembrandt, la route est encore longue.
La quête spirituelle de Delacroix durant les dix dernières années de sa vie le conduit à peindre sans cesse davantage les scènes célèbres du Nouveau Testament. Est-ce un hasard si sa dernière grande réalisation est la chapelle des Saints-Anges à l’église Saint-Sulpice ; un travail qui va lui prendre dix ans, qu’il achève en 1862 et qui constitue sans doute son testament pictural et spirituel ?
La salle consacrée à ces tableaux suscite un étonnement certain. L’histoire avait jusqu’ici oublié que Delacroix était l’un des derniers grands artistes à oser relever le défi du sujet religieux.
Une peinture humaniste
L’artiste aborde ces sujets dans un esprit humaniste en s’attachant surtout aux angoisses et aux tourments physiques de Jésus et de son entourage. Seul dans son face-à-face avec l’humanité, le Christ est identifié à la figure du héros romantique, solitaire et conspué par la foule. Sur un mur, l’exposition place, côte à côte, six des dix versions du Christ sur le lac de Génésareth. Le Christ dort dans une barcasse cernée par les éléments déchaînés, au milieu des apôtres épouvantés.
Cette série se divise de fait en deux groupes. Dans l’un, l’embarcation du Christ et des apôtres est une simple barque à rame ; dans l’autre, c’est un bateau à voile. Ces partis pris iconographiques qui semblent d’abord peu importants sont en fait des variations plastiques essentielles qui transforment l’univers poétique de la scène : dans la série des barques à rames, les apôtres sont livrés à eux-mêmes, en plein désarroi ; dans la série des bateaux, ils sont occupés à retenir les voiles, à l’exception d’un seul, qui implore le Christ endormi.
Des dessins à la plume réalisés au cours de l’hiver 1861-1862 conjuguent une extraordinaire économie de moyens et un caractère expressionniste d’une très grande efficacité. Durant cette période, des accès de fièvre obligent Delacroix à garder la chambre sans pour autant l’empêcher de dessiner. Il réalise alors ces dessins à la plume illustrant des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ils constituent en quelque sorte un prolongement graphique aux peintures murales de Saint-Sulpice. Ces dessins, qui ne sont pas sans évoquer Rembrandt, tant d’un point de vue technique que spirituel, séduisent par la qualité de leur graphisme.
Paysages purs
Autre belle surprise de l’exposition : la découverte de paysages purs. Peints d’après nature, Delacroix ne les a jamais exposés, les considérant sans doute davantage comme des études. Ces représentations de la nature durant les derrières années renseignent pourtant plus que la plupart de ses tableaux d’histoire sur les choix esthétiques et la sensibilité de cet homme exigeant. Il faut venir au mois de mars dans un village pelé des environs de Paris, comme ils le sont tous, pour renverser en esprit tous les systèmes sur le beau, l’idéal, le choix, etc. , écrit-il à un ami.
A partir de 1840, il se livre à un examen systématique des phénomènes naturels et de leurs effets. Deux motivations essentielles président à ces recherches sur le motif et aux études poursuivies dans l’atelier : d’une part, l’ambition de Delacroix de tout peindre ; d’autre part, sa recherche forcenée de l’équilibre entre les éléments secondaires et le sujet central de ses compositions.
Ainsi dans la série du Christ sur le lac de Génésareth, Delacroix allie sa passion pour les vues maritimes avec la force dramatique d’un sujet confrontant l’homme avec les éléments déchaînés de la nature. Mais les paysages ne reprennent pas les vues exécutées en plein air ; ils sont parfaitement imaginaires, fidèles en cela à la conception du peintre pour qui le paysage le plus beau est celui que produit l’imagination.
Réminiscences marocaines
En pleine gloire, Delacroix continue de se tourner vers cet Orient qui l’a rendu lui-même. Un Orient sans palmiers ni dromadaires, qui ne ressemble que très peu à celui des peintres orientalistes. L’artiste, au contraire, a progressivement éliminé tout le pittoresque afin de mettre en évidence la grandeur et la noblesse des Arabes qu’il a côtoyés. Dans les dernières années de sa vie, il ne cesse de revenir sur ce voyage marocain entrepris en 1832 avec le comte de Mornay, diplomate dépêché en Afrique du Nord par le roi Louis-Philippe.
Sans jamais cesser de recourir à ses souvenirs, il laisse délibérément le pas à son imagination. Et ce, d’autant plus que s’estompent dans sa mémoire les détails qu’ils avait engrangés sur le vif. Et chaque fois qu’il le peut, c’est-à-dire au rythme des commandes, il met en scène le paysage du Maroc. Une banale anecdote de voyage, comme cette lutte entre deux étalons, devient un sujet soigneusement élaboré. Un groupe de voyageurs est montré, trente ans après, dans toute cette majestueuse insouciance qui l’a tant frappé. Deux chevaux sortant de la mer composent tout à coup un tableau éclatant, avec cette couleur émeraude, presque inquiétante, que Delacroix sait donner à l’océan.
Autre thème récurant : les félins. Jusqu’à la fin, il continue de représenter des lions sous toutes les coutures, dévorant un lapin ou mettant en pièce, de façon nettement plus démonstrative, quelques chasseurs enturbannés, dans un décor plus proche de la forêt de Sénart que des montagnes de l’Atlas.
La vraisemblance n’est pas le souci de Delacroix. Seule compte la puissance évocatrice de la scène. La Chasse aux lions, peinte pour le Salon de 1855, est exécutée avec une fougue et une vigueur de tons étonnantes. Elle montre avec quelle rigueur le maître organise l’espace. La violence du sujet provoque l’incompréhension des critiques de l’époque : ainsi Maxime Du Camp résume assez fidèlement l’impression générale, parlant d’étranges pêle-mêle de chevaux tombés par morceaux, de cavaliers attaquant des lions héraldiques à coups de surin, de marchands de dattes contrefaits qui rampent sur les genoux. Pourtant, en combinant trois thèmes essentiels de sa carrière – orientalisme, scène de bataille et peinture animalière – cette Chasse aux lions marque l’aboutissement de toutes les recherches de Delacroix.
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Grand-Palais, Jusqu’au 20 juillet. Catalogue, 408 pages, 280,00 FF.
Autres expositions
évoquant ce bicentenaire
Paris, Bibliothèque nationale, Delacroix, le trait romantique , jusqu’au 12 juillet.
Paris, musée Eugène-Delacroix, Delacroix et Villot, le roman d’une amitié , jusqu’au 31 juillet.
Chantilly, château, Delacroix dans les collections du musée Condé, jusqu’au 20 juillet
Tours, musée des Beaux-Arts, Delacroix en Touraine , jusqu’au 31 juillet.
Rouen, musée des Beaux-Arts Delacroix, la naissance d’un nouveau romantisme , jusqu’au 15 juillet.
Bayonne, Musée Bonnat, Eugène Delacroix, dessins et aquarelles , jusqu’au 28 septembre.