Chrétiens de Turquie

Dans son dernier rapport publié le 15 octobre, la Commission européenne enjoint la Turquie de poursuivre ses mesures en faveur des minorités religieuses. Parmi elles, les chrétiens forment une mosaïque de traditions qui continuent à vivre leur foi malgré les difficultés

Les irréductibles de la croix, c’est ainsi que Sébastien de Courtois nomme les chrétiens de Turquie1. Eux qui habitent les terres des premiers chrétiens sont aujourd’hui très observés : par le gouvernement turc, par les instances européennes et par les chrétiens d’Occident. L’état de leur liberté sert en effet “de baromètre” quant à l’état des libertés religieuses et d’expression des minorités en Turquie. Une condition forte pour son adhésion à l’Europe. Dans son rapport « de progrès et stratégie de l’élargissement » publié le 15 octobre, la Commission européenne indique que « en ce qui concerne la liberté de culte, […] le gouvernement [turc] a ouvert un dialogue avec les Alévis et les communautés religieuses non musulmanes. Toutefois, […] il reste encore à établir un cadre juridique conforme à la Convention européenne des droits de l’homme, afin que toutes les communautés religieuses non musulmanes, de même que celle des Alévis, puissent fonctionner sans entraves abusives ».

Sur place depuis six ans, frère Gwendolé Jeusset, ancien responsable de la Commission franciscaine pour les relations avec les musulmans, et membre de la Commission islam du Vatican soutient pour sa part : « Il n’y a pas eu de grandes avancées en matière de libertés religieuses depuis 2006, mais des tabous commencent à être levés par rapport aux minorités religieuses et ethniques. »



Entraves et libertés

De fait, « dans le cadre de la liberté religieuse, il faut distinguer trois domaines : la liberté de conscience, celle de la pratique et celle de propager sa foi, souligne Akgönül Samim, historien et politologue spécialiste de la Turquie au CNRS. Ces trois domaines ont connu une évolution sans cesse depuis la fondation de la République laïque turque. D’une manière générale, si la liberté de conscience est garantie et effectivement respectée, celle de la pratique a connu beaucoup d’entraves, notamment au sujet des orthodoxes. » Mais depuis quelques années, il relève une meilleure application de la liberté de pratique. Par contre, assure-t-il, « le prosélytisme religieux, notamment venant des Eglises chrétiennes nouvellement implantées (ndlr : les protestants évangélistes) est toujours très mal vu, et rencontre de temps en temps des réactions violentes. »

Parmi les « entraves abusives » contre certaines minorités, la Commission européenne pointe le problème de la formation du clergé. Depuis 1971, l’ensemble de l’enseignement supérieur est placé sous l’autorité de la Diyanet, le département des affaires religieuses. Aussi, pour Akgönül Samim, la réouverture prochaine de l’Ecole théologique de Halki sera un test. Fermé sur ordre des autorités en 1971, ce monastère orthodoxe serait en effet le premier à former à nouveau des membres du clergé.

Ces avancées ne cachent pas d’autres tensions : menaces, intimidations, agressions et meurtres parfois, comme celui du père Andrea Santoro en 2006. Un projet d’attentat contre le patriarche œcuménique Bartholomée I^er a même été déjoué au début du mois d’octobre par la police turque. Mais comme beaucoup d’observateurs, le frère Gwendolé Jeusset attribue ces troubles à des nationalistes intransigeants. Les communautés doivent plus souvent faire face à des tracasseries administratives. Leurs droits de propriété peuvent par exemple être contestés, les obligeant à entamer des procès.



« Les chrétiens ne sont pas des pièces d’antiquité »



Dans ce cadre restreint, ces chrétiens continuent quand même d’exister. Mais qui sont-ils et comment vivent-ils leur foi au quotidien ? Si l’on s’en tient aux chiffres, ils se réduisent comme peau de chagrin. « L’Asie Mineure est devenue un grand vide sur les cartes, une tache blanche du christianisme oriental »1, estime Sébastien de Courtois. Ainsi, les différentes communautés regroupaient en 1923 près de 5 millions de personnes, plus de 20% de la population, aujourd’hui elles ne représentent plus que 0,15%, soit entre 80 000 et 100 000 personnes. Celles-ci composent une mosaïque de traditions, de rites et de langues différents : 60 000 orthodoxes arméniens, 25 000 orthodoxes grecs, 15 000 orthodoxes syriens, et quelques milliers de catholiques et de protestants. Dans son ouvrage, Sébastien de Courtois note qu’à Ankara (presque 4 millions d’habitants), un seul prêtre préside encore les communautés chrétiennes. Celui-ci affirme d’ailleurs : « Je suis le seul prêtre d’Ankara ! Alors vous comprenez bien, orthodoxes ou catholiques, Grecs, Arméniens et même Syriaques, je baptise et j’enterre tout le monde, sans distinction ».



A la vue de tels chiffres, il serait tentant de parler comme Antoine Sfeir d’une possible disparition des chrétiens2 de Turquie. Mais ces minorités sont sociologiquement stables depuis les années 1980. Elles habitent principalement en ville, à Istanbul et Izmir et sur les deux petites îles égéennes : Gökçeada et Bozcaada dans l’embouchure des Dardanelles (principalement des orthodoxes grecs). Cette répartition date de la fin de la guerre turco-grecque et de la signature de la convention d’échange de population entre ces deux peuples (1923) : un million de chrétiens ont alors quitté l’Asie mineure pour la Grèce. Aujourd’hui, ces chrétiens vivent leur foi « soit en pleurant sur le passé chrétien de la Turquie, mais c’est de plus en plus rare, soit en se disant qu’ils ont été semés dans ce pays et qu’ils doivent aimer celles et ceux que Dieu met sur leur chemin », conclut le frère Gwendolé Jeusset. Des propos qui font écho à ceux du cardinal Tauran, venu conclure le 29 juin dernier l’année paulienne en Turquie : « Les chrétiens ne sont pas des pièces d’antiquité ».



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¹Périple en Turquie chrétienne, Sébastien de Courtois, Presses de la Renaissance, 2009.

²Chrétiens d’Orient, et s’ils disparaissaient ? Sous la direction d’Antoine Sfeir, les cahiers de l’Orient, Bayard, 2009.



Le souhait du Saint Père

Lors de mes différentes rencontres avec les Autorités politiques, j’ai voulu réaffirmer l’enracinement de l’Eglise catholique dans la société turque, grâce à l’héritage prestigieux des premières communautés chrétiennes d’Asie mineure et à la contribution irremplaçable à la vie de l’Eglise universelle des premiers conciles œcuméniques, mais aussi en raison de l’existence des communautés chrétiennes d’aujourd’hui, certes minoritaires, mais attachées à leur pays et au bien commun de toute la société […] Jouissant de la liberté religieuse garantie à tous les croyants par la Constitution turque, l’Eglise catholique souhaite pouvoir bénéficier d’un statut juridique reconnu et voir se mettre en place une instance de dialogue officielle entre la Conférence des Evêques et les Autorités de l’Etat.

Dans son dernier rapport publié le 15 octobre, la Commission européenne enjoint la Turquie de poursuivre ses mesures en faveur des minorités religieuses. Parmi elles, les chrétiens forment une mosaïque de traditions qui continuent à vivre leur foi malgré les difficultés.

Discours de Benoît XVI au nouvel ambassadeur de Turquie près le Saint-Siège le 19 janvier 2007.