Choisir Assise pour la paix
Ce 27 octobre, Benoît XVI convie croyants et non-croyants à se réunir à Assise pour commémorer le 25e anniversaire de la première rencontre voulue par Jean-Paul II. C’est l’occasion de s’interroger sur le choix d’Assise comme théâtre d’un tel rassemblement.
Pourquoi Assise ? Au début de 1986, lorsque Jean-Paul II décide de réunir pour le 27 octobre les responsables religieux de la planète, chrétiens et non-chrétiens, il choisit sans hésiter Assise comme cadre de cette rencontre. Le jour même de la célébration, le pape déclare : « J’ai choisi cette ville comme lieu de notre Journée de prière pour la paix à cause de la signification particulière du saint homme qui se vénère ici – saint François –, connu et révéré par tant d’hommes dans le monde comme symbole de paix, de réconciliation et de fraternité. » C’est donc une certaine image de François qui justifie le choix d’Assise.
Mais il importe de noter que cette image résulte d’une évolution assez récente et qu’elle date globalement du XXe siècle.
L’image de François avant Paul Sabatier
Remontons au XVIe siècle, c’est-à-dire au moment où l’unité de la chrétienté occidentale vole en éclats. À cette époque, François est perçu comme le fondateur d’une immense famille religieuse, aux multiples ramifications. Il est aussi et surtout le stigmatisé, celui qui s’est à ce point conformé au Christ que nombre de prédicateurs en viennent à le qualifier d’alter Christus – autre Christ ou second Christ. Cette image du Poverello, rassurante et gratifiante
pour ses frères, insupporte tous ceux qui ne sont pas catholiques, et en particulier les protestants qui dénoncent « cette idole stigmatisée que l’on appelle saint François ». Cette situation va perdurer jusqu’au milieu du XIXe siècle. Quant à Assise, c’est une cité « triste, déserte, monastique », comme l’écrit l’ancêtre du Guide bleu en 1867.
Une autre vision de François est pourtant en train de naître. Les romantiques présentent le Poverello comme un jongleur inspiré et un grand poète. Ozanam en fait une figure de proue du catholicisme social : « En se faisant pauvre, il honorait la pauvreté, il montrait qu’on peut y trouver la paix, la charité, le bonheur. Il calmait les ressentiments des classes indigentes, il apaisait cette vieille guerre de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui possèdent et raffermissait les liens déjà relâchés de la société chrétienne. » L’idée sera reprise au début du XXe siècle par les fondateurs de la démocratie chrétienne italienne.
L’image de François avait évolué, mais elle restait encore très étroitement liée à l’Église catholique. Une nouvelle étape allait être franchie grâce à Paul Sabatier.
La révolution Sabatier
Avec sa Vie de François d’Assise (1894), le pasteur protestant français Paul Sabatier a révolutionné notre perception du saint d’Assise. Certes, son François, purement évangélique, contré de son vivant par la papauté et trahi après sa mort par son ordre, ne résiste pas à la critique historique, mais qu’importe ! Désormais, l’enthousiasme pour le Poverello n’était plus réservé aux seuls catholiques. Un demi-siècle plus tard, lorsque le franciscain Adalbert Hamman interroge Alfred Bœgner : « M. le pasteur, connaissez-vous Assise ? », cette figure protestante de premier plan peut lui répondre sans l’ombre d’une hésitation : « Assise, c’est l’Évangile ! » Parallèlement, peintres et poètes véhiculent cette image renouvelée de la ville. C’est une cité
douce au cœur, une capitale spirituelle, et son cadre médiéval sauvegardé contraste avec les fastes baroques
de Rome. Les paysages ombriens de Maurice Denis et les Carmina sacra de Louis Le Cardonnel ont profondément modifié notre regard sur Assise.
Une mystérieuse prière
« Seigneur, faites de moi un instrument de votre paix ! » Un autre facteur a puissamment contribué à faire évoluer l’image de François et celle d’Assise : la prière pour la paix, universellement attribuée au Poverello. C’est un phénomène bien connu des historiens : ce texte, dont on ne retrouve pas la trace avant 1912 et qui n’appartient pas au corpus des écrits de François, connaît une extraordinaire diffusion entre les deux guerres mondiales, aussi bien chez les catholiques que chez les protestants, et tous affirment que le Poverello en est l’auteur. Et, on a beau dire, on a beau faire, cette attribution continue à être reprise aujourd’hui. Jean-Paul II lui-même, clôturant la journée mémorable du 27 octobre 1986, déclarait : « Je remercie Dieu, le Dieu et Père de Jésus Christ, pour cette journée de grâce pour le monde, pour chacun de nous, et pour moi-même. Je le fais avec les paroles attribuées à saint François. » Et le pape a lu la prière en italien.
On peut mentionner une dernière raison permettant d’expliquer le choix d’Assise comme lieu de rencontre internationale : les pèlerinages qui s’y développent au cours du XXe siècle. Depuis 1912, les capucins français et, depuis 1926, leurs confrères franciscains, font venir à Assise des groupes de jeunes et d’enseignants. Un mouvement d’inspiration franciscaine, les Compagnons de saint François, né en 1927 de l’intuition prophétique de Joseph Folliet, travaille entre les deux guerres à la réconciliation franco-allemande en proposant aux jeunes des deux pays de marcher, de prier et de chanter ensemble. En 1937, pour le dixième anniversaire de leur fondation, plusieurs centaines de compagnons convergent vers Assise ; parmi eux, déjà, quelques anglicans.
Bien entendu, l’image d’Assise comme cité du dialogue et de la paix, si elle ne remonte guère au-delà du XXe siècle, peut se trouver confortée par des éléments objectifs présents dans les biographies primitives du saint. La rencontre de 1219, à Damiette, avec le sultan al-Malik al-Kâmil, n’est pas une légende. Même si l’interprétation donnée à l’événement a varié au cours des siècles et si on ignore tout du contenu du dialogue, il est certain que François, profitant d’une accalmie dans la croisade, a franchi les lignes adverses, et qu’il est parvenu à s’entretenir avec le chef musulman. C’est suffisant pour que, aujourd’hui encore, des hommes et des femmes de bonne volonté, chrétiens ou non, croyants ou non, acceptent de se rencontrer dans la cité du petit Pauvre. Ils ne seraient sans doute pas venus à Rome, ils iront à Assise.
Pour en savoir plus :
A. Vauchez, François d’Assise, Paris, Fayard, 2009
Ch. Renoux,
La Prière pour la paix attribuée à saint François :
une énigme à résoudre,
Paris, éd. franciscaines, 2001