Briser le mur du silence
2 millions de morts, 4,5 millions de personnes déplacées ou réfugiées... tel est le bilan de 13 années de guerre intérieure au Soudan. Les populations civiles subissent, dans l’indifférence générale, les conséquences dramatiques de l’un des plus longs conflits du continent africain.
A l’appel des évêques soudanais, l’épiscopat français, la Fédération protestante de France et plusieurs Organisations Non-Gouvernementales ont décidé de dénoncer haut et fort cette situation intolérable. C’est ainsi qu’une vaste campagne était organisée du 10 au 15 octobre dernier pour alerter l’opinion publique, orchestrée par l’Acat, le CCFD, la Cimade, Pax Christi, le Secours Catholique, avec l’appui technique de Vigilance Soudan.
M. Gaspar Biro, rapporteur spécial des Nations Unies pour le Soudan et deux évêques soudanais, Mgr Paride Taban, du diocèse de Torit (au Sud-Soudan) et Mgr Daniel Adwok, évêque auxiliaire de Khartoum, ont témoigné, durant cette campagne, du sort dramatique des populations. Ils participaient, le 15 octobre, à une conférence de presse au siège de la Conférence des Evêques de France.
Quelques jalons historiques
Dans ce pays de 28 millions d’habitants, le plus grand d’Afrique en superficie – cinq fois la France! – la guerre civile fait rage depuis 1983. Pour résumer en quelques mots une situation politique complexe: au moment de l’indépendance du pays, en 1956, des factions du Sud entrent en rébellion contre la domination du Nord et l’armée gouvernementale. La population du Sud, à majorité animiste et en partie chrétienne depuis la fin du XIXe siècle, espère ainsi échapper à la main-mise arabe et musulmane du Nord qui a longtemps considéré le Sud africain, comme un réservoir d’esclaves. Insensible à ces revendications, le régime de Khartoum impose, dans un premier temps, une définition arabe et islamique de l’Etat.
Après une période d’accalmie, entre 1972 et 1983, où le Sud reçoit un statut d’autonomie, la situation se durcit à nouveau. En 1983, en effet, le général Nimeyri, pour asseoir son pouvoir auprès des Frères Musulmans, impose sans consultation du Parlement, la charia ou loi coranique, redéclenchant de plus belle la guerre civile. Le Mouvement Populaire de Libération du Soudan (MPLS) et sa branche armée, l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS), opposés à la loi coranique et défenseurs d’un Soudan laïc et démocratique, s’affrontent de nouveau au régime.
Nouveau rebondissement de la situation en 1989: alors qu’un accord de paix est sur le point d’être conclu entre le gouvernement et l’opposition armée, Hassan el-Tourabi (du Front National islamique) contraire à cet accord, suscite un coup d’Etat qui brise tous les pourparlers de paix.
Du Sud, la guerre s’étend aux monts Nouba. De rebondissement en rebondissement, la situation se dégrade. Les populations civiles sont ainsi prises en otage entre les forces gouvernementales (qui détiennent le pouvoir) et les différentes factions armées (parfois opposées aussi entre elles). Depuis le début de la seconde guerre du Sud, en 1983, ces luttes fratricides ont chassé de chez eux 4 millions de Soudanais (600 000 auraient fui vers l’étranger) et provoqué la mort de près de 2 millions d’entre eux!
Réactions ou silence
Devant cette situation politique chaotique et de plus en plus inextricable, quelles sont les réactions de l’opinion internationale?
Certains observateurs, devant la dureté de la répression, n’hésitent pas à parler de génocide, en particulier dans les monts Nouba. Ce sont avant tout les organisations internationales des droits de l’homme qui dénoncent.
Par trois fois, en 1996, le Soudan est condamné par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Déjà en septembre 1995, le pays est suspendu de la convention de Lomé pour l’aide au développement. Au cours de ces quatre dernières années, les mises en cause du régime de Khartoum pour sa violation des droits de l’homme se multiplient, émanant de l’Assemblée Générale des Nations Unies, du Parlement européen, etc.
Les Eglises chrétiennes, non seulement dénoncent, mais subissent en première personne les excès du régime et les atteintes à la liberté individuelle: «Nous sommes harcelés par les forces de la sécurité» confirme Mgr Daniel Adwok. Liberté de circulation, d’aide aux personnes déplacées, d’enseignement, etc. Les relations sont particulièrement tendues sur ce dernier point: «Nous sommes en conflit direct avec le gouvernement décidé à poursuivre l’islamisation à l’école.»
Les gouvernements occidentaux, quant à eux, ont tendance à fermer les yeux et à se taire. Malgré sa participation au vote de l’embargo sur les armes dans ce pays et sa ferme condamnation des violations des droits de l’homme, selon certaines sources, la France continuerait ses livraisons de matériel au gouvernement en place.
Les lettres adressées respectivement aux députés et aux sénateurs français, dans le cadre de la campagne d’action pour le Soudan, demandent que la France adopte «une position claire vis à vis du Soudan»: «De nombreuses sources françaises, soudanaises et autres, affirment que depuis 1990 la France soutient la politique du gouvernement soudanais par des aides militaires, policières et diplomatiques dont la Commission Nationale Consultative des Droits de l’homme s’est émue dans un avis du 23.05.096 (...)»
Un tournant doit être pris
A ce point, les responsables des Eglises chrétiennes au Soudan, soutenus par leurs homologues et par plusieurs O.N.G. en France et dans différents pays d’Europe, ont décidé de frapper un grand coup sur la table: une manière de jouer le tout pour le tout. Cette campagne commune, à la fois interconfessionnelle et internationale, leur donne une chance d’être entendus.
En effet, malgré quelques concessions de principe du gouvernement soudanais (pour donner bonne impression), des élections pseudo-démocratiques, la situation du pays ne s’améliore pas. Les extraits du rapport de M. Gaspar Biro, rédigé fin janvier 96, ne font que confirmer les témoignages accablants recueillis sur place; ceci malgré tous les efforts du gouvernement pour ne pas laisser filtrer de témoins étrangers, journalistes ou autres.
Comme le disent les participants à la table ronde: «Il serait très long d’énumérer ici les violations des droits de l’homme, envers les groupes minoritaires.» Enlèvements, conversions ou travaux forcés, recrutement (de force là aussi) de milliers d’enfants de moins de 15 ans dans les deux camps, exode de villages entiers à la pointe du fusil vers des camps, massacres, etc.
Selon Mgr Adwok, le gouvernement ne veut pas changer sa politique, inscrite en clair dans sa constitution. Il affirme d’autre part: «Nous avons de fortes raisons de croire qu’il va y avoir une escalade dans cette guerre.» Escalade qui risque d’être accentuée par l’implication dans ce conflit de pays voisins: Erythrée, Ethiopie, Ouganda...
Enfin, le désastre économique causé par la guerre accentue encore la vulnérabilité des personnes. Dans le Sud, la plupart des hôpitaux et des écoles ne fonctionnent plus, l’agriculture est en friche, toute activité économique paralysée, etc. L’aide internationale s’est émoussée avec le temps (elle a diminué de 30% entre 95 et 96), avec des conséquences fâcheuses sur la vie quotidienne des personnes, en particulier au Sud-Soudan. Et pourtant, plus que jamais, le Soudan a besoin d’une aide extérieure importante!
Quelques éclaircissements
Lors de la conférence de presse du 15 octobre, Mgr Taban et Mgr Adwok ont éclairci quelques points. Tout d’abord, ils ne sont pas d’accord sur le fait que le gouvernement soudanais considère l’Eglise catholique comme une ONG, c’est-à-dire comme une institution étrangère. Mgr Taban précise: «Nous sommes l’Eglise du Soudan, nous aidons les Soudanais.»
Pas question non plus pour eux de considérer cette guerre comme une «guerre sainte»: il s’agit de violation des droits de l’homme, la liberté de religion étant l’un des droits fondamentaux de l’homme.
Sans distinction de religion, l’Eglise qui se trouve sur place aide de la même manière chrétiens, animistes ou musulmans: «Je m’occupe, précise l’un des évêques, de 400 prisonniers de guerre qui sont des musulmans.»
Concernant le soutien du Vatican, Mgr Taban écarte tout malentendu: «Nous sommes suffisamment épaulés par le Vatican. J’ai un passeport du Vatican (...) Le nonce apostolique à Khartoum est très proche de la Conférence des évêques du Soudan et suit, jour après jour, tous les événements qui affectent le pays.»
Il rappelle les paroles martelées par le Pape lors de sa venue à Khartoum: «Les chrétiens sont en train de vivre un véritable calvaire.» Concernant les relations avec les Eglises chrétiennes du Soudan: «Quand je parle ici, précise Mgr Taban, je parle au nom de l’Eglise catholique et de toutes les confessions chrétiennes.»
Une chose est claire: un tournant doit être pris. Les chrétiens se retrouvent ensemble dans ce combat pour la liberté. Même si cela a été dit avec beaucoup de retenue (sans s’arrêter à des récits bouleversants), cela reste une question de vie ou de mort. A chacun de prendre ses responsabilités: et, avec cette campagne, la balle est dans le camp des gouvernements. Pour que l’on ne puisse plus dire ou écrire (ou crier) comme le fit il y a quelques mois cet observateur (directeur de la Caritas Egypte) à propos du Soudan: «Silence! On tue».
Anne Bazalgette
Pressions sur le gouvernement
Réunie à Luxembourg du 23 au 26 septembre dernier, l’Assemblée paritaire Afrique-Caraïbe-Pacifique/Union Européenne a demandé au gouvernement soudanais d’assurer la séparation entre religion et Etat, de cesser sa politique de déstabilisation dans les pays voisins.
En adoptant une résolution sur la situation au Soudan, l’Assemblée paritaire a condamné le gouvernement soudanais et toutes les factions de belligérants responsables de la poursuite de la guerre civile, des tueries, des tortures, de l’esclavage et autres violations des droits de l’homme dont est victime la population soudanaise. Elle demande l’extradition vers l’Ethiopie des trois personnes suspectées d’avoir été impliquées dans la tentative d’assassinat du Président Moubarak (chef de l’Etat égyptien, n.d.l.r.) et invite la communauté internationale à maintenir ses sanctions contre le gouvernement soudanais, et l’Union européenne à ne pas relancer sa coopération au développement aussi longtemps que celui-ci n’aura pas mis un terme aux atrocités contre son propre peuple (...) (extr. de la résolution adoptée le 29/9/9).