Aux origines de l'abstraction
La légende qui veut que l'art abstrait soit né d'une idée fulgurante de Kandinsky à la vue de l'un de ses tableaux, posé à l'envers dans son atelier, a fait long feu. De fait, une telle révolution dans la représentation ne pouvait naître en un instant ! Depuis longtemps, les historiens d'art se sont mis à la tâche pour essayer de comprendre le phénomène. Il s'en dégage trois grands points de vue.
Le premier considère que la naissance de l'art abstrait s'appuie sur l'évolution des formes et les mouvements artistiques qui se sont succédés au XIXe et au début du XXe siècle, à partir de Manet avec pour principales étapes, l'impressionnisme, le post-impressionnisme, certains aspects du symbolisme, les nabis, le fauvisme et le cubisme.
Une autre façon d'aborder l'histoire de l'abstraction, ses origines et ses développements successifs, a été entreprise plus récemment à partir du contenu spiritualiste de la création artistique abstraite avec, comme base de réflexion, le fameux traité de Kandinsky, Du spirituel dans l'art.
Enfin, une troisième approche consiste à mettre en évidence les rapports de cette forme d'art avec le langage de l'ornement. L'art abstrait serait en quelque sorte le prolongement du décoratif, composé de lignes, de surfaces et de couleurs, donc souvent de configuration abstraite.
Une analyse inédite
L'exposition du musée d'Orsay propose une autre analyse, inédite et fort intéressante. Elle met l'accent sur le rapport entre les préoccupations des artistes et les recherches des scientifiques, l'hypothèse étant que l'étude de la vision et les nouvelles théories de la perception, apparues tout au long du XIXe siècle, sont à l'origine des recherches nouvelles des peintres ayant donné naissance aux premières formes d'abstraction. 150 œuvres dont certaines peintures majeures de Turner, Friedrich, Monet, Redon, Whistler, Kandinsky, Kupka... appuient cette démonstration qui, il faut le dire, est parfaitement convaincante.
La visite commence avec la présentation du volumineux Traité des couleurs de Johann Wolfgang von Goethe, publié en 1810. Le poète, ami des peintres était aussi un homme de science. Cet ouvrage est une des réflexions majeures pour l'étude de la vision. De fait, tout le XIXe siècle fut une période d'intense recherche. La question de savoir comment fonctionnait le monde, née au siècle des Lumières, trouve alors de nombreuses ébauches de réponses. Il y avait une effervescence inventive exceptionnelle et, les connaissances étant encore à leur balbutiement, un seul homme, comme Goethe, pouvait appréhender en profondeur plusieurs domaines. Ainsi, l'aube du XIXe siècle voit aussi naître les débuts de l'acoustique et la confirmation des théories ondulatoires de diffusion de la lumière et du son. On assiste alors à la montée en puissance du courant de l'esthétisme scientifique, largement tributaire des leçons de la physiologie expérimentale, et dont l'influence sur l'évolution vers l'abstraction est fondamentale.
L'exposition se conjugue en deux grands volets intitulés l'œil solaire et l'œil musical. Le premier examine la manière de représenter la lumière tandis que le second examine l'importance de la traduction visuelle du son dans les origines de l'abstraction.
La lumière comme sujet
En 1828, Joseph Mallord William Turner peint Regulus, un tableau dans la veine du Lorrain, évoquant le supplice d'un centurion romain à qui l'on avait arraché les paupières. Ce qui est donné à voir n'est pas l'histoire du héros mais son expérience de l'aveuglement. Loin d'être un obstacle, le sujet devient le moyen de dépasser la vision classique du monde. Les formes dans ce paysage envahi par une lumière éblouissante se dissolvent. Face à cette œuvre toute à fait étonnante, qui inaugure une nouvelle approche de la perception affranchie de la représentation des formes, on comprend mieux comment les recherches des peintres, en se focalisant sur la représentation de la lumière, ont participé à la future naissance de l'art abstrait.
Cette généalogie luministe de l'abstraction commence donc avec la question de l'éblouissement chez les peintres romantiques. Outre ce magnifique tableau de Turner, on s'arrêtera devant ses aquarelles, où le motif disparaît presque complètement pour laisser la place à une sorte de vibration lumineuse. Nous éprouvons ce même sentiment en contemplant certains paysages de Caspar David Friedrich. La lumière comme sujet donc mais aussi son contraire, la nuit, mais de fait, en s'arrêtant sur le Nocturne : noir et or - la roue de feu, peint en 1875 par Whistler qui arrive presque à un noir total, nous nous rendons compte que c'est encore la présence infime de la lumière qui donne l'intensité à son absence. Avec les Cathédrales de Rouen de 1892 et les Waterloo Bridge de 1902 et 1904 de Monet, nous voyons comment en quelques décennies et à l'appui des traités scientifiques sur la vision des couleurs, la vibration de la touche s'est élevée au rang d'un véritable principe esthétique. L'art est alors prêt pour l'abstraction chromo-lumineuse du futurisme italien avec, notamment Giacomo Balla et Gino Severini, et du rayonnisme russe, dont la magnifique Lampe électrique de Nathalie Gontcharova et les sublimes compositions de Michaël Larionov.
Vient enfin l'orphisme de Kupka, Sonia et Robert Delaunay. L'œil du spectateur, stimulé par une multitude de disques chromatiques, est livré au vertige d'une surface colorée totalement abstraite mais encore conçue comme un pur exercice optique.
L'œil musical
Abstraite par nature, la musique est vite apparue comme un modèle pour les peintres qui souhaitent rompre le lien ombilical unissant la peinture à la représentation du dehors. La deuxième partie de l'exposition analyse donc le rôle décisif du modèle musical dans les sources de l'abstraction, car la musique, considérée comme l'art abstrait par excellence, n'est pas seulement un art immatériel mais aussi un langage avec ses codes. L'exposition met en évidence la traduction visuelle du son et la volonté des artistes de trouver des équivalents entre les phénomènes plastiques et la musique. Ainsi, la gamme de couleur va bientôt être assimilée à la gamme des sons et se trouver employées de façon semblable. Comme dans le système de composition de la musique, les peintres adoptent un modèle combinatoire. Certains vont même jusqu'à vouloir assimiler la toile à une partition. Les corrélations entre sons et couleurs poussent les artistes à concevoir leurs toiles comme des symphonies chromatiques. Dès lors, la couleur est libérée de la représentation.
Parmi les artistes qui ont tenté ces expériences, nous retrouvons les mêmes que ceux qui ont travaillé sur la représentation de la lumière. Rien d'étonnant à cela, puisque nous sommes finalement dans le même champ d'expérimentation, celui où la forme disparaît. De plus, avec les récentes théories ondulatoires de la diffusion de la lumière et du son, on peut légitimement penser à une possible unification des modes d'emprises sensorielles du réel. Plongé dans ce bain de vibration, le peintre cherche alors à retranscrire la pulsation du monde au moyen des propriétés optiques de la couleur.
Pour illustrer cette deuxième partie, les chefs-d'œuvre sont au rendez-vous, à commencer par les toiles de Vassily Kandinsky. Ses Improvisations, comme des improvisations musicales sont virtuoses. Conscient que la couleur n'est pas un but suffisant pour l'art, à côté des sonorités de couleur, il crée des formes qui font naître l'émotion, le sentiment. Le titre lui-même comme cette fugue présentée dans l'exposition oriente le spectateur qui peut, s'il le veut, entrer dans le tableau et se laisser porter par la couleur comme on entre dans une œuvre musicale et se laisse porter par les notes. L'exercice est encore plus évident avec les deux tableaux d'Alexandra Exter intitulés Rythmes colorés et Dynamique de couleur.
Emporté par le rythme de la danse, l'œil musical s'étend au corps tout entier, dans la fusion avec son milieu ambiant. La tentation a été très forte pour la peinture. Severini, Boccionni, Bomberg s'y sont essayé tout comme Kupka, dont on peut voir La Foire (contredanse), et surtout deux très étonnants tableaux localisation de mobiles graphiques I et II. A noter encore, les deux intéressantes évocations du Bal Bullier, proposées en 1913 par Sonia Delaunay. L'exposition trouve d'ailleurs son point d'orgue avec la toile monumentale de Francis Picabia, Udnie, peinte en 1913 et qui est un véritable hymne au corps galvanisé par la vibration sonore.
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Musée d'Orsay, Quai Anatole France, Paris 7ème. Tél.: +33-(0)1-40 49 48 14.
Catalogue, 336 pages, 49 €