Au Cénacle, chez les Franciscains
Le pape François est attendu au Cénacle, ce haut lieu de mémoire chrétienne. C’est ici, dans la « chambre haute », que l’on situe le lavement des pieds, la Sainte Cène, ainsi que la Pentecôte. Mais depuis le XIVe siècle, le Cénacle est aussi inséparable des franciscains. Explications.
Dimanche 5 janvier 1964. Tout de rouge et blanc vêtu, Paul VI est agenouillé à même le dallage. À droite, une colonne surmontée d’un chapiteau corinthien supporte la voûte gothique. Cette image montrant le pape en prière au Cénacle illustre par certains côtés la situation tragique des chrétiens de Terre Sainte. Cette « chambre haute » où Jésus a lavé les pieds de ses disciples, où il a célébré la Cène et où les apôtres ont reçu l’effusion de l’Esprit Saint, bref, ce haut-lieu de l’histoire du Salut n’est plus aujourd’hui qu’une salle vide où les pèlerins, perdus parmi les touristes, ont à peine le temps de marquer une halte silencieuse. Par privilège exceptionnel, Paul VI a pu s’y recueillir, tandis que Jean-Paul II, en l’an 2000, y a célébré la messe.
Pour comprendre comment on a pu en arriver là, il faut remonter au premier siècle de l’ère chrétienne. En l’an 70, lorsque les Romains détruisent Jérusalem, ils épargnent la partie ouest de la ville, la montagne de Sion, là où justement se trouve le Cénacle. Ce lieu saint devient alors le centre de la vie des chrétiens, et notamment la première cathédrale. À la fin du IVe siècle, l’évêque Jean II fait construire à cet endroit une très grande église, « La Sainte Sion », en préservant la « chambre haute ». Sur la carte de Madaba – célèbre plan de la ville en mosaïque datant de la fin du VIe siècle –, on voit très nettement sur la droite, à la fois la « Sainte Sion » et le Cénacle. Dans les siècles qui ont suivi, la grande église a été détruite, mais les chrétiens ont pu continuer à accéder au Cénacle, plusieurs fois reconstruit.
Le couvent franciscain du mont Sion
Au XIVe siècle, les Franciscains cherchent à s’implanter de manière définitive en Terre Sainte. En 1333, les souverains de Naples, Robert d’Anjou et Sanche de Majorque, obtiennent du sultan mamelouk d’Égypte, Al-Nasèr, la propriété du Cénacle et le droit de résidence perpétuelle au Saint-Sépulcre. Aussitôt, Robert transfère aux Franciscains le bénéfice de cet accord. Les fils de saint François, parmi lesquels figurent des Français, s’installent au Cénacle auprès duquel ils aménagent un couvent. Une partie de son cloître existe toujours – c’est un véritable petit coin d’Ombrie au cœur de Jérusalem ! Pendant deux siècles, le Cénacle est donc comme englobé dans le couvent du mont Sion, où réside le supérieur des frères de Terre Sainte, le « custode de Terre Sainte ». À l’arrivée des pèlerins, le custode leur lave rituellement les pieds, et c’est ce qui est arrivé à Ignace de Loyola, pèlerin lui aussi, en septembre 1523.
Mais la possession du Cénacle par les Franciscains n’est ni paisible ni sereine. En effet, une tradition ancienne établit sur la montagne de Sion l’emplacement de la tombe de David – roi des juifs mais aussi prophète pour les musulmans. La sépulture de David est progressivement localisée au-dessous de la « chambre haute », et ce lieu est transformé dès le XVe siècle en mosquée. En 1452, les autorités musulmanes, ne supportant pas que cette dernière soit surmontée d’une église chrétienne, détruisent le Cénacle, que les Frères Mineurs réussissent néanmoins à faire reconstruire avec l’aide du duc de Bourgogne..
Finalement, en 1551,
les Turcs chassent (définitivement ?) les Franciscains du Cénacle et du couvent attenant. Les chrétiens n’ont désormais plus accès au lieu saint de la dernière Cène et de la Pentecôte.
Un long combat pour retrouver le Cénacle
Dans les siècles qui vont suivre, les Franciscains n’auront de cesse de récupérer leur précieux bien. Ils chercheront à mobiliser les États chrétiens d’Occident. Ainsi en 1690, Rome demande à l’empereur d’Allemagne, au roi de Pologne et au doge de Venise, d’intervenir auprès des Ottomans, mais leur tentative échoue. On note pourtant quelques progrès à partir de 1831, à la faveur de l’occupation de la Palestine par les Égyptiens : les Franciscains obtiennent l’autorisation de pénétrer dans la « chambre haute » pour célébrer la cérémonie du lavement des pieds des pèlerins. En outre, deux fois par an, le Jeudi Saint et le jour de la Pentecôte, ils peuvent y venir en procession pour chanter l’Évangile, réciter un Notre Père et un Je vous salue Marie. Dans le même temps, les frères continuent à demander la restitution du Cénacle, et au cours de la Première Guerre mondiale, l’empereur Guillaume II fait pression sur ses alliés Turcs pour obtenir le retour du sanctuaire aux frères. Mais l’entrée des troupes anglaises à Jérusalem, en décembre 1917, fait capoter cette énième démarche.
Depuis 1948
L’histoire tourmentée du Cénacle va encore se compliquer un peu plus à partir de 1948, avec l’entrée en lice des Israéliens. Après deux siècles de présence franciscaine, et trois de possession musulmane, le sanctuaire connaît un nouveau statut. À l’étage inférieur, le tombeau de David est devenu une synagogue, et la « chambre haute » est ouverte aux touristes et pèlerins de toutes confessions. Jusqu’à la réunification de la ville, en 1967, les frères réussissent à maintenir l’antique tradition des deux célébrations annuelles (Jeudi Saint et Pentecôte), en empruntant l’unique poste-frontière permettant de passer du secteur jordanien au secteur israélien.
Depuis la guerre des Six jours, le Cénacle a fait l’objet de nombreux litiges entre la Custodie de Terre Sainte et l’État hébreu. Les frères continuent de réclamer la restitution de la « chambre haute », et, chaque année, ils effectuent symboliquement une démarche dans ce sens auprès des autorités israéliennes. Dans l’attente d’une bonne nouvelle, ils ont établi près du Cénacle un petit couvent, restauré en 2013, « Saint François ad Cœnaculum », dans lequel ils commémorent la Cène et la Pentecôte. Espérons qu’un jour, les interminables négociations entre le Saint-Siège et le ministère des affaires étrangères d’Israël aboutiront à un accord réglant définitivement l’épineuse question du Cénacle.