Antoine, un frère parmi d'autres
Pendant un peu moins de trois années, entre l’été 1224 et le printemps 1227, Antoine exerce son ministère dans le Velay, le Languedoc, le Berry et le Limousin. Tour à tour, il enseigne la théologie aux jeunes Frères, prêche la Parole de Dieu, implante des fraternités, et assume des responsabilités au sein de l’Ordre. Mais n’imaginons surtout pas Antoine en religieux franc-tireur, s’aventurant dans des régions où les Frères sont inconnus et décidant seul de l’action pastorale à mener.
En 1224, du vivant même de saint François, on peut déjà dresser une carte de la France franciscaine : dans la moitié nord, les Frères disposent d’une communauté fervente à Saint-Denis, et certainement de plusieurs couvents plus ou moins embryonnaires. Depuis quelques années (dès 1220 ?), Reims a fait connaissance avec les Frères, mais aussi avec les Sœurs de Claire d’Assise. Plus au sud, Vézelay, Le Puy, Limoges, Montpellier et Toulouse abritent des communautés franciscaines. Prenons le cas de Limoges, où Antoine réside en 1226-1227 : selon Bernard Itier, le bibliothécaire de l’abbaye Saint-Martial, c’est en 1223 que l’église Saint-Paul est confiée à ceux que l’on appelle en langue d’oc li Menudet. La bure franciscaine y est donc probablement familière aux habitants, à l’arrivée d’Antoine, trois années plus tard.
S’il n’est pas le premier frère mineur à parcourir le Sud de la France, Antoine n’est pas non plus un isolé. La Rigaldina – c’est-à-dire la vie écrite par le frère Jean Rigauld à la fin du XIIIe siècle, notre seule source concernant la période “française” – nous présente toujours notre saint en compagnie de ses Frères, ou en situation de responsabilité par rapport à eux. C’est particulièrement vrai du fameux chapitre provincial d’Arles (juin 1224), un épisode bien attesté de la vie d’Antoine et très souvent représenté par les artistes du Moyen Age :
« A la gloire de la prédication d’Antoine, rapporte la Rigaldina mais aussi la Vita prima de François d’Assise, il convient de rappeler ce qui se passa une fois en Provence, à Arles, alors que les Frères étaient réunis en chapitre provincial. Comme le Saint y prêchait, avec une piété suave, sur le thème de l’écriteau de la Croix : “Jésus de Nazareth, roi des Juifs”, son très bienheureux père François, encore vivant, mais se trouvant loin de là en Italie, apparut pour lui rendre un fidèle témoignage, à la porte de la salle du chapitre, élevé en l’air, les bras étendus en croix, et bénissant les Frères. (...) Il semblait convenable et opportun que François vint apporter son témoignage à Antoine qui, depuis les premiers jours de son entrée dans l’Ordre, avait désiré et désirait encore si ardemment le supplice de la Croix, et qui dévoilait à ce moment les mystères de la Passion. Ce prodige fut révélé par le frère Monaldo, homme d’une vertu éprouvée, qui en avait été témoin oculaire, et confirmé par l’attestation publique du bienheureux Père François lui-même ».
A une époque où le Poverello est toujours de ce monde, la fraternité primitive s’est muée en un véritable « ordre religieux », compartimenté en diverses provinces. Pourtant, en dépit de cet inévitable passage de « l’intuition à l’institution », l’esprit de François continue d’être présent parmi les Frères. Quant à Antoine, dont la prédication est d’autant mieux reçue au sein du chapitre qu’elle est confirmée par le « bienheureux père », il participe activement à la vie de la province franciscaine.
Prédicateur de renom, et, depuis le chapitre d’Arles, supérieur (“custode”) de l’ensemble des couvents (la “custodie”) du Limousin, Antoine est constamment appelé à l’extérieur de son couvent ; pourtant il se veut présent à la vie de sa communauté locale. Cette tension est illustrée par le miracle de la bilocation que Jean Rigauld situe à Limoges : « Alors qu’il était le custode des Frères de la custodie du Limousin, pendant la semaine sainte, la nuit du jeudi saint, en plein milieu de la nuit, il se trouva qu’il était à Limoges dans l’église que l’on appelle Saint-Pierre-du-Queyroix. Achevé l’office des matines, qui se célèbre au milieu de la nuit, le saint commença à répandre la semence du Verbe de vie au peuple qui était rassemblé dans l’église. A la même heure, les Frères Mineurs, chantaient dans leur couvent les louanges du Seigneur, et le custode, saint Antoine, était chargé de lire un passage de l’office de matines. Mais, l’homme de Dieu, Antoine, était alors en train de prêcher dans l’église Saint-Pierre, qui est assez éloignée de la maison des Frères. Alors que les Frères avançaient dans la célébration de l’office et que l’on était arrivé à la lecture que le bienheureux Antoine devait faire, soudain voici qu’il apparaît au milieu du chœur, qu’il commence la lecture, qu’il mène à son terme. Tous les Frères qui étaient là furent surpris et émerveillés, car ils savaient qu’il était en ville en train de prêcher. Toutefois, pendant qu’il était dans l’église, il garda le silence devant le peuple pendant qu’il lisait au chœur ».
L’important pour Jean Rigauld, c’est tout autant le prodige de la bilocation, que la volonté du Saint de ne pas être séparé de ses Frères, surtout lorsqu’ils prient ensemble. Cette leçon était bonne à rappeler à Limoges à la fin du XIIIe siècle, mais elle est peut-être encore d’actualité dans les communautés religieuses d’aujourd’hui.
D’autres miracles attribués à Antoine mettent en scène ses Frères. Ainsi, aux premiers temps du couvent de Brive, fondé par Antoine, « le cuisinier n’avait rien pour préparer la cuisine des Frères ». Le Saint demande donc « à une certaine dame, qui lui était dévouée ainsi qu’aux Frères, de lui envoyer des légumes ou des poireaux de son jardin, afin qu’il puisse refaire les forces des Frères qu’il avait avec lui ». Avec ce fameux miracle dit “des oignons” (on en connaît la suite : il pleut, la dame envoie sa servante au jardin, laquelle en revient sans avoir été mouillée), nous percevons les débuts difficiles d’une communauté franciscaine installée « assez loin de la ville » et entourée d’un réseau d’amis qui commence à peine à se constituer. Nous voyons surtout Antoine attentif à nourrir ses Frères !
En ce jubilé du huitième centenaire franciscain, il faut plus que jamais se rappeler que notre saint Antoine, c’est d’abord un saint Frère Mineur, un saint Frère de François d’Assise. Prenons garde à ne pas isoler Antoine de ses Frères !